Enfants canadiens en guerre

Nombre d’agents recruteurs ferment les yeux sur la jeunesse de certains candidats pour remplir les rangs de leur bataillon. Par Mourad Djebabla


Depuis plus d’une décennie, une approche socio-culturelle de la Première Guerre mondiale prévaut, que ce soit en Europe, avec les travaux soutenus en particulier par l’Historial de Péronne, mais également, plus récemment, au Canada, autour de jeunes historiens, comme Robert Rutherdale ou Jonathan Vance. Cet angle d’étude de la Grande Guerre permet de rendre compte des représentations et des impacts du conflit de 14-18 sur les populations civiles du front arrière et ce, en vue de comprendre leur expérience et perception de l’événement.

L’approche socio-culturelle de la Première Guerre mondiale permet en outre de retenir la question des enfants et sur ce point, des études ont en particulier été menées au Canada pour la période de la Seconde Guerre mondiale. C’est notamment le cas pour les historiens Jeffrey Keshen, Saints, Sinners, and Soldiers ou de Serge Durflinger, Fighting From Home. Ces derniers ont proposé des pistes d’approche de l’enfance en tant de guerre en vue notamment de comprendre comment ils ont pu être intégrés dans l’effort de guerre canadien en tant qu’acteurs à part entière. Pour des travaux sur l’enfance durant la Première Guerre mondiale, nous nous tournons vers l’Europe avec Stéphane Audoin-Rouzeau et La guerre des enfants, Richard Van Emden et Boys Soldiers of the Great War ou Manon Pinot et La Guerre des crayons.

Notre communication s’inscrit au cœur de cette tendance historiographique en retenant la question des formes d’intrusion de la Première Guerre mondiale dans le quotidien des enfants ontariens et québécois, mettant ainsi au jour les stratégies, développées par les adultes, pour faire des jeunes Ontariens et Québécois des éléments à part entière du Canada en guerre.

Tout comme pour l’étude des femmes, notre démarche est confrontée au problème de l’accès à la connaissance historique des enfants en tant que groupe social. A défaut de dénicher des sources directes, nous nous rabattons sur des sources indirectes produites par des adultes comme les rapports officiels des autorités scolaires et provinciales ou la presse quotidienne. Nous y dégageons les différents discours traitant des enfants dans le cadre de l’effort de guerre canadien.

Dans un premier temps, nous nous pencherons sur l’usage des enfants par la propagande canadienne. Par la suite, nous mettrons au jour les différents modes d’implication des enfants ontariens et québécois dans l’effort de guerre canadien avant de voir les multiples conséquences de l’immersion des enfants dans un quotidien en guerre.

I-Propagande et enfants

La propagande est par définition un mode de persuasion que la Première Guerre mondiale institutionnalise. Au Canada, perméable aux discours français et britanniques, les discours de propagande relèvent d’initiatives privées contrôlée par le censeur en chef Ernest Chambers.

Dès 1915 cependant, par le biais du CWRO, un organisme officiel de propagande canadien se met en place outre-mer pour valoriser les hommes du CEC.

Quels usages sont faits des enfants par la propagande et au nom de quels impératifs ? L’étude des principaux grands titres de presse du Québec et de l’Ontario et des affiches canadiennes de recrutement mettent en lumière différentes trames narratives des enfants dans la guerre.

Il y a en effet un usage pensé de l’image des enfants et des symboliques traditionnelles qui y sont rattachées, comme en particulier l’innocence, la faiblesse, mais aussi l’avenir et la survie d’un groupe, toutes exploitées à travers les sujets de l’enfant héros, de l’enfant enjeu de la lutte ou de l’enfant victime.

A la différence de la France et à l’exemple de la Grande-Bretagne, nous ne retrouvons pas dans les discours canadiens de valorisation d’enfants canadiens héros de guerre et ce, tant au Québec qu’en Ontario. Sans doute l’absence du front au Canada joue-t-elle ? Au contraire, les discours qui prédominent sont ceux qui s’attachent aux valeurs traditionnelles liées aux enfants comme moyen de justification de la lutte et de valorisation du volontariat.

Que ce soit dans le présent, avec leur protection contre les ravages allemands, ou pour un futur exempt de guerres, les enfants apparaissent dans les discours diffusés dans la presse ou via les affiches comme les bénéficiaires de la lutte. La campagne des Bons de la Victoire en 1917-1918 met en image cette dialectique dans les encarts publiés dans la presse ontarienne et québécoise avec l’image de jeunes bambins jouant sous l’ombre menaçante d’un soldat allemand. Lors des meetings patriotiques également, les orateurs utilisent l’image de soldats canadiens se sacrifiant pour l’avenir des enfants du Canada débarrassés de la menace prussienne.

En retour, les enfants québécois et ontariens sont amenés à exprimer leur reconnaissance aux soldats lors de l’organisation de manifestations. Sur l’île de Montréal, à Pointe-St-Charles et Verdun, 6000 écoliers forment en octobre 1916 une haie d’honneur au passage de soldats en partance pour Valcartier et, lors des multiples défilés militaires à Toronto, la presse souligne systématiquement la présence d’enfants dans la foule.

Progressivement, notamment avec les premiers signes d’un tarissement du nombre de volontaires en 1915, les enfants en viennent à acquérir le statut social de juge des hommes qui ne se porteraient pas volontaires. Les comptes rendus de presse en donnent des exemples lors des campagnes de recrutement dans les rues d’Ottawa ou de Toronto où de jeunes enfants en uniforme, placés aux abords des tentes de recrutement, abordent les hommes passant à leur portée, tandis qu’à Montréal des Boys Scoot font du porte à porte pour le recrutement. A Montréal encore, une manifestation d’enfants de soldats est organisée en 1915 par un organisme patriotique pour amener les enfants à interpeler les hommes en civil.

Les enfants sont donc utilisés par les adultes patriotes comme des moyens de pression et de culpabilisation des adultes. La meilleure illustration de ce constat est la diffusion de l’affiche britannique : Daddy, what did you do in the Great War ?

Mais c’est au Québec que nous retrouvons l’iconographie de propagande qui est allée jusqu’au bout du raisonnement des enfants canadiens menacés en interpellant les Canadiens français sur ce qu’il adviendrait de leur foyer si les Allemands débarquaient au Canada.

A propos de l’enfant victime, c’est l’armée allemande qui est présentée comme la seule coupable. Dans ce type de discours diffusés par la presse, l’absence de combats au Canada fait que le rôle de victime est tenue par les enfants belges ou français, même si, à l’occasion du torpillage du Lusitania en 1915, La Presse et le Toronto Globe ne manquent pas de souligner que des enfants de Toronto ou de Montréal figurent sur la liste des victimes, permettant ainsi aux communautés montréalaise et torontoise de s’approprier le statut de victime des méfaits allemands.

Outre la presse, à l’automne 1914, une délégation de politiciens belges effectue une série de meetings au Québec et en Ontario pour corroborer les cas d’enfants belges victimes des soldats allemands. Le Rapport britannique Bryce prend le relais en 1915 pour publiciser les méfaits allemands et la Commission des écoles protestantes de Montréal conseille d’en distribuer au moins un exemplaire par école.

Que retenir de ce type de discours sinon qu’ils permettent de diaboliser le soldat allemand et de le montrer non respectueux des enfants définis selon des critères traditionnels comme d’innocentes et faibles victimes. Dès lors, c’est à la désapprobation de l’ennemi auquel il est fait appel, en plus d’une mobilisation pour éviter que de tels cas ne se reproduisent.

A l’inverse, les soldats canadiens sont montrés comme des amis et défenseurs des enfants par le CWRO. Le Bien est représenté par le camp des alliés avec la défense du plus faible, et le Mal avec des Allemands bourreaux d’enfants.

L’image des enfants est donc un outil pour juger de la justesse de la cause défendue. Pour la propagande, les enfants, à l’exemple des femmes, ne sont qu’une trame discursive appelant à prendre position. Mais ces derniers sont aussi des acteurs de l’effort de guerre canadien.

II Les enfants dans l’effort de guerre canadien

Guerre totale, la Première Guerre mondiale implique la mobilisation de l’ensemble de la Nation. A ce titre, les enfants sont appelés à contribuer à l’effort de guerre national canadien via principalement l’institution scolaire.

Quelles sont les formes d’implication des enfants ontariens et québécois dans l’effort de guerre canadien de 1914-1918? La presse quotidienne, conjuguée aux rapports officiels des gouvernements ontariens et québécois en donnent des aperçus.

C’est d’abord pour les campagnes de collectes de fonds que le concours des enfants est recherché. L’école est un lieu privilégié pour mobiliser les enfants et les organisateurs de campagnes le savent en en faisant une cible de choix. Les archives de la Commission scolaire des écoles catholiques de Montréal, de la Commission protestante des écoles de Montréal et les archives du Ministère de l’éducation de l’Ontario et de l’Archevêché de Montréal rendent compte de correspondances où des responsables d’organismes comme le Fonds Patriotique, la Croix Rouge ou le Fonds Belge demandent l’autorisation de compter sur la contribution des élèves d’écoles dans leurs campagnes de levée de fonds. Les réponses sont en général positives. Par leur nombre, les enfants contribuent à lever des sommes appréciables comme la presse de Toronto en rend compte en publiant chaque année les résultats des sommes récoltées par chaque école de la ville pour la Croix Rouge. Le recours aux écoliers offre également un lien entre les impératifs de l’effort de guerre et les parents.

Mais que ce soit à propos de l’appartenance culturelle ou du genre, l’implication des enfants peut être complexifiée.

Dans le cas du milieu canadien-français, il est en effet intéressant de voir dans les rapports de la Commission des écoles catholiques de Montréal que la levée de fonds est liée à une éducation morale chrétienne des enfants, alors que pour les rapports du ministre de l’Éducation de l’Ontario, il s’agit d’un acte de patriotisme. Si la question culturelle joue pour apprécier le don, elle n’est cependant pas un frein à la mobilisation qui s’accommode de ces différences.

L’enfant peut être aussi directement interpellé pour des campagnes de levées de fonds comme c’est le cas avec la stratégie de promotion des Bons de la Victoire en 1917-1918 où les slogans interpellent les enfants pour susciter chez eux le désire d’avoir des bons et ainsi faire pression sur leurs parents.

Mais selon la presse, cette pression des enfants s’exerce plus spécifiquement dans la rue où la question du genre joue avec une prégnance des jeunes filles pour quadriller les rues et vendre des macarons liés à une campagne de levée de fonds. Sans doute peut-on y voir une forme de reproduction sociale de l’usage des femmes pour le philanthropisme ?

Les archives personnelles de l’archdeacon Cody de Toronto, mettent quant à elles en lumière l’action spontanée d’un groupe d’enfants de Woodstock qui rendent compte au religieux de leur initiative de gagner de l’argent en déblayant la neige pour offrir un sac de farine au Fonds belge. A Montréal, The Gazette rend compte de la vente sur la rue d’objets par des enfants pour lever des fonds pour le Tobacco Fund initié par ce même journal. A Toronto, le même mouvement est soutenu par le Daily News qui incite chaque enfant à y contribuer. Si cette mobilisation semble spontanée, elle est cependant influencée par des campagnes mise en branle et publicisée par des adultes.

Outre la levée de fonds, la mobilisation des enfants se fait aussi dans la production de lainage en tricotant pour les soldats ou victimes de guerre. Cette activité est présentée comme un acte de patriotisme par les rapports du Ministre de l’Éducation de l’Ontario, et comme un acte de charité chrétienne par les rapports du Surintendant de l’Instruction publique du Québec.

A propos de la donne religieuse, que ce soit chez les catholiques ou chez les protestants, les enfants sont appelés par leur communauté à pratiquer un devoir de communion en priant pour les soldats. Ils sont vus comme des intercesseurs avec Dieu de par leur pureté d’âme. La Commission des écoles protestantes de Montréal oblige ainsi ses écoles, en 1917, à débuter la classe par une prière aux soldats, tandis que l’archevêque de Montréal, dès 1915, demande aux enseignants de débuter les classes par une prière pour les hommes au front et une fin prochaine de la guerre.

L’autre moyen de mobilisation des enfants est le travail dans les usines de munition qui, selon un rapport du Surintendant de l’Instruction publique au Québec, amènent nombre d’enfants de milieu défavorisés à s’absenter de l’école pour travailler en usine et fournir des revenus complémentaires à leur famille.

Mais l’implication la plus importante des enfants dans l’effort de guerre national canadien, est liée à la production de vivres. Dès 1916, le gouvernement de l’Ontario invite les jeunes adolescents à travailler l’été aux champs. En 1917-1918, sous la supervision de la Commission des vivres du Canada, les garçons de 15 à 19 ans sont appelés à rejoindre les rangs des Soldiers of the Soil qui recrutent à travers tout le Canada. Quant aux filles du même âge, elles rejoignent les rangs des Farmerettes. Durant l’été, ces enfants aident au champ des agriculteurs qui, face aux besoins accrus des alliés en vivres et au manque de main d’œuvre masculine, ont recours à ces enfants qui, en retour de leur devoir accompli envers le Canada et ses alliés, reçoivent une médaille. Dans le cas de l’Ontario, il faut compter sur la collaboration active du Ministère de l’Éducation pour favoriser l’implication des enfants avec des mesures prises pour l’exemption des examens de fin d’années et la fin des cours plus tôt. Au Québec, Monseigneur Bruchési, dans une correspondance avec le Commissaire des Vivres du Canada en 1917, souligne plutôt que la réussite scolaire ne doit pas être bradée en terminant plus tôt les cours ou en exemptant les élèves d’examens finaux pour servir aux SOS. Sans doute cette différence d’attitude explique qu’il y eut plus de SOS en Ontario qu’au Québec. Si les écoles sont un lieu recrutement avec la collaboration du YMCA, c’est toute une campagne de la Commission des Vivres du Canada qui est organisée en 1917 et 1918 dans la presse ontarienne et québécoise et qui s’adresse spécifiquement aux enfants. La fameuse formule Daddy, what did you do in the Great War est alors retournée en My Son, what are you going to do in the Great War afin de bien préciser que le devoir patriotique de l’heure des enfants est d’aider à la production de vivres. En 1917-1918, on atteint le point culminant d’une totalisation de la guerre au Canada avec une implication active et un rôle spécifique des enfants dans l’effort de guerre national canadien. A ce titre, tels des soldats, Toronto fête ses SOS et farmerettes en avril 1918 par un défilé de ces derniers dans les rues de la ville.

Aux côtés des SOS et farmerettes, la campagne des jardins de guerre implique que la moindre parcelle de terrains vagues en ville, voire les cours d’écoles se transforment en jardins potager. Les autorités provinciales de l’Agriculture en rapport avec celles fédérales encadrent cette activité. Selon les rapports du ministre de l’Agriculture de l’Ontario, il s’agit là d’un soutien direct à l’effort de guerre, tandis que dans le cas du Québec, le ministre de l’Agriculture y voit la poursuite des actions de son ministère pour favoriser le retour à la terre des jeunes Canadiens français retrouvant ainsi leurs racines pour lutter contre l’exode rural.

L’implication des enfants dans l’effort de guerre revêt donc différentes formes toutes encadrées et motivées par des adultes. Notons à ce propos le rôle clé joué par l’école comme courroie de transmission des impératifs de l’effort de guerre vers les enfants. Il nous faut enfin voir quelles sont les diverses conséquences d’un quotidien en guerre sur les enfants.

III les conséquences de la guerre sur les enfants

La question des conséquences de la guerre sur l’enfant, et plus spécifiquement sur l’enfance, est difficile à aborder de front compte tenu du faible nombre de sources directes disponibles. Nous pouvons cependant le tenter via le regard que les adultes portent sur eux.

Le premier constat qui s’impose est que les enfants, de quelque milieu social qu’ils soient, évoluent de 1914 à 1918 dans un environnement récréatif, scolaire et social où le sujet de la guerre est omniprésent. Il est difficile pour eux, qu’ils soient de la ville ou de la campagne, garçon ou fille, milieu bourgeois ou ouvriers, d’ignorer le sujet de la guerre.

En notant toutes les évocations de la guerre dans les sections jeunesse de la presse quotidienne comme La Presse, nous constatons à quel point la guerre pénètre le monde des enfants en y intégrant des éléments dans des jeux, des devinettes, des historiettes ou des propositions de chansons à caractère patriotique. Sans doute cette pénétration semble anodine de prime abord et comme une simple influence du contexte d’alors sur le récréatif. Mais nous y voyons une stratégie de reproduction des discours pour adultes à l’attention des enfants avec cette dichotomie du Bien et du Mal, les amenant ainsi à comprendre les enjeux de la lutte. Mais ce qui est le plus remarquable est l’intrusion de la guerre dans le moment le plus festif pour les enfants : Noël. En étudiant la presse quotidienne pour les périodes du 1er novembre au 26 décembre 1914 à 1917, nous y voyons combien les discours sur la guerre s’infiltrent dans la fête de Noël.

Tout d’abord, le Père Noël est un moyen pour amener les enfants à qualifier de juste le combat des alliés. Le journal L’Action catholique en offre un exemple intéressant en publiant lors du Noël 1914, une publicité pour la compagnie Paquet de Québec dans laquelle est offerte une histoire en plusieurs épisodes sur l’arrestation du Père Noël par les Allemands et sa libération par les soldats alliés. Que retenir sinon une intrusion des discours d’adultes chez les enfants en les amenant à prendre fait et cause de la mésaventure du Père Noël.

L’autre influence de la guerre sur le Noël des enfants est la dimension commerciale prise par la guerre pour nombre d’entrepreneurs. Ainsi, dès 1914, une campagne canadienne est menée dans la presse contre les jouets allemands qui inondaient jusque-là le marché. Les enfants sont appelés à faire œuvre de patriotisme en exigeant de leurs parents des jouets faits au Canada. L’autre influence commerciale est la prolifération des jouets liés à la guerre. Pour les enfants, ce type de jouet est un moyen d’appropriation de l’événement introduit dans leur univers du jeu. Notons que pour les garçons sont favorisés les armes et les soldats tandis que pour les filles ce sont les poupées et les accessoires liés à la Croix Rouge. Les jouets reproduisent ainsi les rôles assignés aux femmes et aux hommes au front.

L’autre exemple le plus frappant est sans doute le développement des ventes de petits uniformes. Des publicités à ce sujet sont très présentes au Québec et en Ontario dans la presse. Il faut y voir un effet de mode se nourrissant de la guerre et n’étant en rien extraordinaire quand on voit l’influence de la guerre sur la mode des femmes. Que ce soit les jouets ou la mode, nous touchons alors au problème de la guerre et de la consommation.

L’école quant à elle joue comme un vecteur d’information des enfants sur le conflit et cela est plus vrai pour l’Ontario où les rapports du ministre de l’éducation et ses nombreuses directives montrent qu’à l’exemple de la Grande-Bretagne, il y a une volonté politique d’introduire la guerre dans les classes dès novembre 1914 avec la directive The War and the Schools. Nous y retrouvons des livres obligatoires pour chaque école avec The Children Story of the War et Canada in Flanders. De plus, les sujets liés à la guerre sont introduits dans les examens scolaires, du primaire à l’Université. Les sujets, conservés dans le fonds du Ministère de l’Éducation aux archives publiques de l’Ontario, démontrent qu’en général, l’accent est d’abord mis sur la question de la justification de la place du Canada, de la Grande-Bretagne et de l’Empire dans le conflit, amenant ainsi les élèves à expliciter les méfaits allemands et la justesse du combat entrepris par l’Empire britannique aux côtés de ses alliés. Mais cette stratégie n’est pas un moyen de développer chez les enfants un sentiment trempé de haine envers l’Allemand, ce dont met d’ailleurs en garde un article du Toronto Globe, en septembre 1914, qui y voit les germes d’une guerre future. Non, pour le ministère de l’Éducation de l’Ontario, l’introduction de la guerre en classe correspond à une démarche didactique pour rendre les leçons plus attrayantes aux enfants. C’est le cas pour les cours de géographie où la guerre permet de parler de lieux en Europe. Au Québec, il n’y a pas de directives en ce sens et il appartient aux professeurs de traiter ou non de la guerre.

Avec l’école en Ontario, les enfants sont donc informés sur la guerre. Ils sont ainsi baignés dans une vision propagandiste de la guerre, tandis qu’au Québec, l’information relève d’une démarche personnelle. Sans doute doit-on y voir le rapport différent à l’événement du Québec et de l’Ontario avec un gouvernement ontarien impliqué jusqu’auboutisme dans l’effort de guerre canadien et impérial et un gouvernement du Québec bien plus mesuré.

Cette prégnance de la guerre à l’école en Ontario a des conséquences comme le montre un incident rapporté au ministre de l’Education de l’Ontario en 1915. Une mère de Sainte-Catherines se plaint au sujet de sa fille qui, à cause de ses mauvais résultats, est assignée à la dernière rangée de la classe que la maîtresse appelle la rangée des Allemands. Ces camarades ne cessèrent pas dès lors de la surnommer Kaiser. La mère souligne avec gravité combien sa fille serait à jamais traumatisée par ce sobriquet. Il s’agit bien sûr là d’un cas isolé et extrême d’intrusion de la guerre en classe mais il montre combien les enfants ont fait leurs les discours des adultes et les valeurs rattachées à la figure des Allemands et du Kaiser.

De plus, gare aux enseignants ou élèves qui ne suivraient pas la ligne patriotique de l’heure qui est de valoriser les alliés et de dénoncer les Allemands. Pour l’Ontario, nous avons parmi d’autres le cas dans les archives du Ministère de l’Éducation d’une étudiante déclarer comme non patriotique et recalée par les professeurs qui corrigèrent sa copie d’examen car elle y soulignait le potentiel de l’Allemagne à vaincre. Même vigilance à propos des professeurs selon les archives de la Commission des écoles protestantes de Montréal ou le Toronto News.

Au sein de la cellule familiale, la guerre a des conséquences pour l’enfant avec l’absence ou la mort du père. Si la presse ne parle pas des orphelins canadiens, sans doute pour ne pas démoraliser les volontaires, ils apparaissent cependant à certains moments, notamment dans le Toronto Star qui publie chaque Noël des lettres d’enfants au Père Noël. Il est certains que les lettres publiées ont été choisies par le journal pour émouvoir, mais il est intéressant de voir en les lisant combien la question de l’absence du père ou du frère est omniprésente à travers des mots d’enfants. Des chansons jouent d’ailleurs sur ce thème comme pour mieux humaniser une part de ce conflit pourtant si brutal.

Mais la presse nous permet aussi de relever des incidents, comme celui rapporté par le Toronto News, en 1916, au sujet d’un jeune bambin Torontois qui, n’ayant jamais vu son père, se jette dans les bras du premier soldat rencontré en l’appelant daddy. Cette donne humaine, à défaut de disposer de lettre ou de mémoire, est difficile à développer. Mais outre la presse, le Fonds du Ministère de l’Éducation de l’Ontario contient des correspondances de parents qui justifient l’absence de leur enfant à des examens à cause du choc subit par la nouvelle de la disparition d’un père ou d’un frère. Ce sujet des conséquences humaines de la guerre sur les jeunes canadiens de 1914-1918 reste à développer.

Parmi les autres conséquence de l’absence du père, un rapport du Surintendant de l’instruction publique au Québec fait un lien entre une augmentation de la délinquance et l’absence des pères, tout en minimisant cependant le phénomène comme le fait d’ailleurs le ministre de l’Éducation de l’Ontario. Les rapports des Inspecteurs des prisons du Québec et de l’Ontario rendent quant à eux compte d’une augmentation en 1914-1918 du nombre d’enfants de -16 ans ayant subi un procès, la majorité pour vol. Mais sans autres sources, il est difficile de les reliés exclusivement à un père au front et à une mère à l’usine qui, par leur absence, ont relâché les balises de contrôle parental.

Mais l’action déviante que nous pouvons le mieux isoler et rapporter à la guerre est celle de la fugue et des enfants soldats dont rendent compte les rubriques fait-divers des quotidiens ontariens et québécois. C’est là une réalité au Québec et en Ontario qui touche tant des enfants et adolescents canadiens-français que canadiens-anglais de 6 à 17 ans. Les fugues de la maison pour aller s’enrôler sont souvent expliquées dans la presse par l’absence du père et la volonté des enfants de le rejoindre. Il y a sans doute aussi le goût d’aventure nourri par les nombreuses évocations de cet outre-mer dont les adultes parlent tant de manière romancée, que ce soit à l’école ou dans l’aire publique. Ces fugues sont le fruit de l’influence des discours de guerre si prégnant au cœur du quotidien des civils et face auxquels les enfants ne demeurent pas indifférents.

La réalité des très jeunes soldats s’impose au gouvernement canadien qui créé à l’été 1917 en Grande-Bretagne, pour ceux qui réussissent à faire la traverser, un bataillon pour adolescents en vue de les entrainer en attendant qu’ils aient l’âge légal pour aller au front. Cela montre bien l’ampleur de ce phénomène. Mais cette situation est aussi due au fait que nombre d’agents recruteurs ferment les yeux sur la jeunesse de certains candidats pour remplir les rangs de leur bataillon. Dans un contexte où le nombre de volontaires diminue, Le Devoir rend compte en 1916 du cas d’un juge à Québec qui, en charge de 8 dossiers de parents demandant le rapatriement au Canada de leur fils mineur enrôlé, déclare qu’en temps de guerre, les balises sociales doivent être bouleversées en permettant à des mineurs de s’enrôler sans l’autorisation des parents pour contribuer à l’effort de guerre.

La propagande canadienne va tirer partie de ces jeunes soldats en les utilisant à partir de 1916 dans les rues de Montréal ou Toronto lors d’assemblées de recrutement pour haranguer la foule et appeler à suivre leur exemple. Nous pouvons également retracer ces très jeunes soldats via la presse et la publication de la liste des morts et blessés où apparait l’âge de l’enrôlement pour les plus jeunes. Mais nous ne retrouvons pas une campagne systématique autour de ces jeunes héros, comme la France a pu le faire.

Conclusion :

Les enfants canadiens-français et canadiens-anglais du Québec et de l’Ontario apparaissent comme une donne à part entière de la totalisation de la Grande Guerre au Canada en se prêtant au jeu du soutien de l’effort de guerre dont les règles et les balises sont définies et mises en place par des adultes. Les enfants sont avant tout des instruments ou des éléments de stratégies pensées par des adultes et à destination d’autres adultes.

Un exemple dans le cas du Québec est fourni à la même époque avec la question des écoles ontariennes que nous n’avons pas développée car nous nous focalisions sur la Grande Guerre, mais qui est une donne parallèle. On y note aussi une instrumentalisation des enfants et souvent avec des procédés repris de ceux de l’effort de guerre pour sensibiliser les Canadiens français à une autre mobilisation de l’heure. Il appartient donc aux adultes de modeler les enfants qui demeurent quant à eux des enfants pris dans le tourbillon des faits.

Mourad Djebabla (PhD)

Professeur adjoint

Département d’histoire

Collège Militaire Royal du Canada (Kingston)

Revue d’histoire militaire vol13 n°2 printemps 2013