CURRIE, sir ARTHUR WILLIAM, professeur, agent d’assurances, officier de milice, promoteur immobilier, officier dans l’armée, fonctionnaire et administrateur d’université, né le 5 décembre 1875 dans le canton d’Adelaide, Ontario, troisième des sept enfants de William Garner Curry et de Jane Patterson ; le 14 août 1901, il épousa à Victoria Lucy Sophia Chaworth-Musters (décédée en 1969), connue sous le prénom de Lily ou Lillie, et ils eurent un fils et deux filles, dont l’une mourut en bas âge ; décédé le 30 novembre 1933 à Montréal et inhumé dans cette ville au cimetière du Mont-Royal.
Les grands-parents paternels d’Arthur William Currie, John Corrigan, catholique, et Jane Garner, anglicane, fuirent l’intolérance religieuse en Irlande et s’installèrent dans le canton d’Adelaide, dans le Haut-Canada, pour cultiver la terre. Dès leur arrivée en 1838, les Corrigan changèrent leur nom pour celui de Curry et devinrent méthodistes. Ils menaient une vie dure, et, de leurs neuf enfants, seulement quatre survécurent jusqu’à l’âge adulte. Leur fils aîné, William Garner Curry, épousa Jane Patterson en 1868, et Arthur William naquit sept ans plus tard. Il grandit dans un milieu méthodiste strict (plus tard, il adopterait l’anglicanisme), mais à l’école il dévoila un côté espiègle et acquit une réputation de joueur de tours au rire contagieux. Bon étudiant et orateur persuasif, il semblait destiné à une carrière d’avocat, mais son père mourut en 1891 et Arthur William, qui fréquentait à l’époque le Strathroy Collegiate Institute, dut modérer ses ambitions. Il étudia ensuite à l’école modèle de Strathroy, et reçut un brevet d’enseignement de troisième classe. Ne parvenant pas à trouver de poste, il retourna au Strathroy Collegiate Institute pour tenter d’obtenir un diplôme spécialisé. En mai 1894, cependant – peut-être à cause d’une dispute avec un de ses professeurs –, il partit brusquement pour l’Ouest, dans l’espoir de faire fortune sur la côte de la Colombie-Britannique.
Après quelques semaines d’aventure, Currie, qui n’avait pas réussi à trouver un emploi rémunérateur, fut forcé d’accepter des postes mal payés d’instituteur à Sidney, puis à Victoria. Il était tout de même heureux, et commença à se faire des relations par sa participation à des activités sportives, à des organismes religieux et à la milice. Un certain temps après son arrivée en Colombie-Britannique, il changea l’orthographe de son nom de famille (on raconte qu’il n’aimait pas que ses amis et collègues associent son nom à de la nourriture indienne et remarquent de façon moqueuse que « Curry [était] épicé »). Après s’être remis d’un malaise gastrique pour lequel il fut hospitalisé à la fin de 1899, il abandonna l’enseignement et se mit à vendre des assurances à Victoria. Deux ans plus tard, il se maria. Il gagnait peu à peu de la confiance, en grande partie grâce à son avancement constant dans le milieu de l’assurance. En 1904, il acheta l’agence pour laquelle il avait travaillé à la commission et, en 1906, fut nommé directeur provincial d’une des entreprises qu’il représentait. Il devenait aussi très engagé dans la milice locale, qu’il avait rejointe en 1897, au plus bas grade de l’artillerie, dans le No. 5 (British Columbia) Garrison Artillery Regiment. Il gravit les échelons rapidement et acquit une réputation de personne stricte en matière de discipline, d’excellent tireur de précision et d’étudiant passionné d’affaires militaires, qui suivait les cours offerts par les soldats professionnels à Esquimalt et lisait les plus récents manuels, traités et livres militaires. Le lieutenant-colonel Currie commandait le régiment en 1909. En janvier 1914, il prit en charge le 50th Regiment, unité d’infanterie qu’il avait aidé à organiser ; un de ses officiers subalternes était son ami Garnet Burk Hughes, le fils du ministre fédéral de la Milice et de la Défense, Samuel Hughes.
Currie devint membre de plusieurs organismes à Victoria, y compris la Dominion Rifle Association, les francs-maçons et le Young Men’s Liberal Club ; il était un homme d’affaires reconnu, dont l’entreprise d’immobilier et d’assurances, fondée en 1908, avait réalisé des profits substantiels grâce à des transactions spéculatives durant le boum de la construction qu’avait connu la ville. Tous les boums finissent par s’effondrer, cependant, et à la fin de 1912 les perspectives des spéculateurs fonciers et des promoteurs immobiliers s’étaient assombries, pendant que le crédit se tarissait et que les acheteurs disparaissaient. La plupart des fonds de Currie se trouvèrent immobilisés dans des propriétés surévaluées qu’il ne pouvait vendre.
L’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand de Habsbourg, héritier du trône d’Autriche-Hongrie, le 28 juin 1914, déclencha une série complexe d’événements qui mena l’Europe à la guerre. Quand l’Allemagne envahit la Belgique pour frapper rapidement la France, la Grande-Bretagne fut entraînée dans le conflit, le 4 août 1914, à cause d’obligations issues de traités. Le même jour, le Canada, en tant que dominion de l’Empire britannique, s’y trouva lui aussi engagé. Éminent milicien, Currie jouerait évidemment un rôle important dans l’effort de guerre. Samuel Hughes proposa au départ qu’il occupe le poste prestigieux de commandant du district militaire no11 (Colombie-Britannique), où il serait responsable du recrutement et de la formation des unités locales, jusqu’à ce qu’elles soient envoyées à un camp centralisé, puis en Europe. Currie allait accepter cette position, puisqu’elle lui permettrait de surveiller de près sa désastreuse situation financière, mais ses amis pensèrent qu’il était un trop bon soldat pour languir dans l’administration au Canada ; Garnet Burk Hughes, en particulier, convainquit son père que Currie devait être envoyé outre-mer. Le ministre offrit alors à Currie le commandement d’une des quatre brigades d’infanterie qui seraient formées pour servir à l’étranger.
Après un long examen de conscience, Currie accepta, mais seulement après avoir pris 10 000 $ dans les fonds du 50th Regiment pour rembourser ses dettes. Ce geste imprudent était un signe de son désespoir, et il reviendrait le hanter. Entre-temps, le 28 août, Currie prit le train pour se rendre à Valcartier, lieu près de Québec vers lequel environ 35 000 Canadiens enthousiastes convergeaient afin de recevoir leur entraînement militaire. Avec peu de personnel de soutien, Currie devait organiser les quatre bataillons de sa formation, qui portait le nom banal de 2e brigade d’infanterie (provisoire). L’improvisation était à l’ordre du jour, mais le lieutenant-colonel Currie réussit néanmoins à gagner la confiance du ministre, de ses soldats et même du premier ministre sir Robert Laird Borden, qui se souviendrait avoir été « impressionné » quand il avait rencontré Currie. « Il parlait avec une émotion évidente, avec une expression juste et une compréhension approfondie de la tâche qui les attendait, ses hommes et lui. Dès le départ, il était un homme remarquable parmi les Canadiens. »
TLe premier contingent du Corps expéditionnaire canadien quitta Québec début octobre et arriva en Angleterre au milieu du mois. Il était composé en grande partie de soldats nés en Grande-Bretagne, bien qu’il soit impossible de savoir si ces hommes venaient d’immigrer ou vivaient au Canada depuis des années. Les troupes étaient impatientes d’arriver en France et de participer au combat, mais leur commandant britannique, le lieutenant-général Edwin Alfred Hervey Alderson*, les trouvait mal préparées ; elles suivraient un entraînement de quatre mois dans la plaine de Salisbury, souvent sous une pluie battante et avec de la boue jusqu’aux chevilles. Il y avait également des problèmes de discipline : l’abus d’alcool et un comportement chahuteur valurent aux Canadiens une réputation d’hommes sauvages du Nord. Le contingent devait aussi composer avec un équipement défectueux, notamment de mauvaises sangles, la pelle MacAdam, largement ridiculisée, des bottes qui se dissolvaient dans la boue, et le fusil Ross, fabriqué au Canada, qui avait tendance à s’enrayer pendant les exercices de tir rapide. La plus grande partie de cet équipement fut rapidement remplacée, mais le Ross, défendu avec acharnement par Samuel Hughes, serait le fusil de la plupart des unités d’infanterie canadiennes sur le front de l’Ouest jusqu’en 1916. Malgré ces problèmes, une armée fut constituée ; Currie se révéla un instructeur compétent, travailleur et ouvert d’esprit. Alderson remarquerait que, parmi ses brigadiers, « Currie [était] purement et simplement le meilleur ».
Currie conduisit sa 2e brigade d’infanterie de quelque 4 000 hommes en France avec la division canadienne à la mi-février. Les troupes avaient eu la chance d’échapper aux batailles exténuantes de 1914, au cours desquelles des centaines de milliers d’Allemands, de Britanniques, de Français et de Belges avaient été tués ou mutilés. La puissance de feu des armes modernes (artillerie, mitrailleuses et fusils à tir rapide) dominait le champ de bataille, et la seule façon de survivre pour les soldats vulnérables était de creuser le sol. Avec le temps, les fossés devinrent des tranchées, puis de vastes réseaux d’abris souterrains. Les bombardements incessants forçaient les armées souterraines à reconstruire leurs abris toutes les nuits. Ni les Alliés, ni les Allemands n’arrivaient à manœuvrer autour des tranchées, qui s’étiraient sur plus de 400 milles sans interruption entre la Suisse et la mer du Nord, ce qui obligeait les formations d’attaque à mener de coûteux assauts frontaux.
La division canadienne, qui comptait à ce moment-là environ 18 000 hommes, avec trois brigades d’infanterie, des artilleurs, des ingénieurs et des unités médicales et d’appui logistique, commença son cycle de tournées sur les lignes de front à la fin de février. En avril, elle se trouvait dans le secteur détesté d’Ypres (Ieper), en Belgique, où les positions alliées formaient une saillie dans le front allemand, bordée par l’ennemi sur trois côtés et constamment bombardée. Le 22 avril, deux des bataillons de Currie étaient sur les lignes de front et les deux autres faisaient partie de la réserve, tandis que deux bataillons de la 3e brigade canadienne d’infanterie, sous le commandement du brigadier-général Richard Ernest William Turner*, tenaient les tranchées plus loin à l’ouest. À cinq heures de l’après-midi, les Allemands lâchèrent un nuage de chlore qui traversa deux divisions françaises coloniale et territoriale, à la gauche de la brigade de Turner, tuant ou immobilisant les hommes de ces troupes, ou les forçant à s’enfuir complètement paniqués. Grâce à une énorme brèche sur leur flanc gauche, les Canadiens contre-attaquèrent, et Currie joua un rôle-clé dans l’orchestration de la défense dans son secteur du front. Le 23 avril, tous ses soldats étaient engagés dans la bataille. Moins nombreux que leurs ennemis, disposant d’une puissance de feu inférieure et armés d’un fusil qui s’enrayait à répétition, les fantassins canadiens furent progressivement repoussés. Les forces britanniques à la droite de Currie n’avaient pas encore été attaquées, et des milliers de réservistes grouillaient à l’arrière, mais les tirs d’obus avaient coupé les lignes de communication, laissant les soldats de Currie largement isolés.
Le 24 avril, une deuxième attaque au gaz, mortelle, fut lancée contre les Canadiens. Les hommes de Currie manquaient de masques à gaz, et ils furent lentement refoulés ; en outre, plus tard dans la journée, son flanc gauche serait dangereusement exposé quand Turner retirerait unilatéralement ses troupes, au milieu de la confusion. Vers midi, sans renforts pour soutenir les troupes en première ligne, sous intense pression, Currie quitta son poste, chargeant le lieutenant-colonel Louis James Lipsett* du contrôle de son secteur du front, et essaya de rallier des renforts à l’arrière. Esquivant des tirs d’artillerie et d’armes légères, il tomba sur le quartier général du commandant de division britannique de son secteur, le major-général Thomas D’Oyly Snow, qui refusa de croire que les Canadiens avaient besoin d’aide, et ne comprenait pas pourquoi le brigadier avait abandonné son poste. Abattu et épuisé, Currie, qui avait combattu presque sans interruption depuis le 22 avril, retourna au front. En fait, Snow avait déjà envoyé cinq bataillons britanniques pour colmater la brèche à gauche, mais, par esprit de vengeance, il ne se donna pas la peine de le dire à Currie. La situation finit par se stabiliser ; après trois jours de combat, cependant, les Canadiens avaient subi d’énormes pertes. Currie s’était montré un chef compétent, mais, comme la plupart des commandants en première ligne et à l’arrière, il avait commis des erreurs dans le chaos, bien que quitter la ligne de front pour chercher des renforts n’en soit pas une. Quand ses troupes furent relevées, au début de mai, plus de 1 800 de ses hommes avaient été tués ou blessés, soit près de la moitié de leurs effectifs.
La bataille de Festubert, qui eut lieu plus tard dans le courant du mois, montra une fois de plus le besoin d’expérience des Alliés dans le déclenchement d’opérations offensives. Aux prises avec un piètre service de renseignements et un appui d’artillerie des commandants à l’arrière complètement insuffisant, la brigade de Currie fut détruite dans des combats stériles et perdit plus de 1 200 hommes en quelques jours. Currie, frustré, avait imploré Alderson de reporter un assaut frontal suicidaire contre des positions allemandes retranchées, protégées par des barbelés intacts, mais son avis avait été rejeté.
Au terme de ces deux engagements, Currie croyait avec raison que l’infanterie en première ligne devait être mieux soutenue par l’artillerie. Avant le début d’une attaque, les positions ennemies devaient être bombardées avec des explosifs détonants et des shrapnels pour se débarrasser des barbelés, détruire les centres de résistance, et forcer l’ennemi à rester dans ses abris souterrains et loin de la ligne de feu. Currie comprenait les défis que posait la guerre de tranchées et abordait les problèmes de manière méthodique. Selon un officier d’état-major britannique, « son bon sens était remarquable » ; il avait compris, en particulier, la nécessité pour ses troupes d’apprendre et de s’adapter continuellement sur le front de l’Ouest.
Après la formation d’une deuxième division à l’hiver de 1914–1915 [V. sir Samuel Benfield Steele*], le Corps d’armée canadien fut créé en septembre 1915, et son commandement fut confié à Alderson. Currie, qui avait été promu colonel, puis brigadier-général plus tôt cette année-là, fut alors nommé major-général, et on lui donna le commandement de la 1re division canadienne le 14 septembre. Il s’entoura d’une équipe solide, qui comprenait de nombreux officiers britanniques expérimentés, mais il commença aussi à faire face à l’ingérence de civils, et plus particulièrement à celle de Samuel Hughes, récemment fait chevalier, qui tenta d’imposer certains officiers dans le corps d’armée canadien politisé. Currie essaya de bloquer cette ingérence, avec plus ou moins de succès ; la responsabilité de cette lutte retomba en grande partie sur les épaules de son supérieur, Alderson, qui se trouvait de plus en plus souvent en conflit avec Hughes.
Currie se démarquait de la plupart des généraux de l’armée britannique. Il provenait de la milice coloniale, avait des kilos en trop et ne portait pas de moustache. De plus, il encourageait « un franc échange d’opinions », ce qui n’était certainement pas toujours le cas au sein des Britanniques, imbus de hiérarchie. Sympathique, il était à l’aise avec son état-major et apprécié par ses officiers. Currie avait cependant de la difficulté à transmettre ses belles qualités à ses soldats, dont il ne comprenait pas le tempérament, et qui le trouvaient rigide, abrupt, parfois suffisant, et à l’occasion insolent. Il était également à cheval sur la discipline, surtout après le comportement relâché de la division canadienne en Angleterre. Il demandait que les saluts soient impeccables et les boutons astiqués, des exigences qui ne lui valaient pas l’affection des autres gradés et hommes de troupe. À cause de ses défauts et du ressentiment naturel des troupes en première ligne envers les commandants d’arrière-garde, il s’attira l’hostilité de certains membres du Corps d’armée canadien.
Ce dont les soldats ne se rendaient pas compte, c’est à quel point leur chef sans éclat et parfois impopulaire avait à cœur d’éviter les sacrifices inutiles sur le champ de bataille. Cette préoccupation deviendrait évidente au moment d’engagements ultérieurs, au cours desquels Currie exigerait une planification et une préparation minutieuses, ainsi qu’une protection efficace pour les hommes sur la ligne de front. Comme l’écrirait Andrew George Latta McNaughton*, qui accéderait au commandement de l’artillerie lourde du Corps d’armée canadien en 1918, « Currie utilisait […] l’organisation et des dispositifs de couverture de toutes sortes au maximum afin de réduire le nombre de vies perdues. » Mais en même temps, Currie n’hésita jamais à engager ses hommes dans la bataille. Sa division fut la première division canadienne à exécuter un raid de tranchée. Ces raids étaient des opérations de mouvement soudain et de destruction, durant lesquelles les soldats traversaient furtivement la zone neutre et attaquaient l’ennemi avant de se replier. Le but était de recueillir des renseignements et de tuer, plutôt que de prendre des tranchées, et les Canadiens finirent par acquérir une féroce réputation d’experts dans ce type d’opérations.
Le Corps d’armée canadien accueillit un nouveau commandant à la fin de mai 1916, quand Alderson fut démis de ses fonctions, du fait des intrigues de sir Samuel Hughes et de ses amis à Londres. Hughes s’était souvent querellé avec Alderson, mais aucun sujet n’avait provoqué autant de violentes disputes que le désir du général britannique de remplacer le fusil Ross, fabriqué au Canada, par le Lee-Enfield, fabriqué en Grande-Bretagne. Hughes avait été un défenseur de longue date du Ross ; il considérait toute attaque contre le fusil – et il y en eut beaucoup – comme une attaque personnelle. Même si Alderson avait été un chef médiocre, tout au plus, il méritait un meilleur traitement du gouvernement canadien. Son remplaçant était un autre soldat professionnel, sir Julian Hedworth George Byng, qui fut déconcerté par sa nomination à la tête des troupes du dominion, et fit remarquer dans une lettre : « Je ne connais aucun Canadien. Pourquoi ce coup monté ? »
Le Corps d’armée canadien ne présentait pas beaucoup d’intérêt pour un général expérimenté et estimé comme Byng : la formation, qui comptait alors trois divisions, avait obtenu des résultats inconstants et subissait une forte ingérence politique. Byng eut à peine le temps de rencontrer son personnel supérieur d’état-major avant que ses troupes ne se trouvent engagées dans une bataille importante, dans la partie sud du saillant d’Ypres. Le 2 juin 1916, les forces allemandes en face de la 3e division canadienne, sous le commandement du major-général Malcolm Smith Mercer*, lancèrent un bombardement d’artillerie massif au mont Sorrel, qui détruisit les lignes de front. Des sections et des pelotons entiers furent anéantis, et des positions clés furent cédées. Le même jour, une contre-attaque canadienne maladroite échoua. Byng, en colère et frustré, en ordonna une autre pour le 3 juin, laquelle ne se déroula pas mieux.
Byng se tourna alors vers la 1re division canadienne de Currie pour livrer un assaut plus méthodique. Ce dernier mobilisa ses forces, rassembla plus de 200 pièces d’artillerie et s’assura que son infanterie aurait plusieurs jours pour s’exercer. L’attaque fut lancée le 13 juin ; l’opération nocturne était risquée, mais les Canadiens percèrent les lignes ennemies et regagnèrent presque tout le terrain perdu. La bataille savamment préparée de Currie (exécutée avec soin, étape par étape) marqua un tournant pour les Canadiens. Ce fut leur première attaque à grande échelle importante et réussie depuis le début de la guerre, et le personnel supérieur d’état-major britannique remarqua que la victoire avait été remportée après que les artilleurs eurent détruit les barbelés des Allemands et pulvérisé leurs défenses, permettant à l’infanterie de traverser la zone neutre et d’engager le combat avec l’ennemi.
Au sud, en France, la bataille de la Somme, déclenchée le 1er juillet 1916 par le général sir Douglas Haig, commandant en chef du Corps expéditionnaire britannique, se déroulait mal. Les Allemands avaient répondu aux bombardements des Britanniques, d’une ampleur et d’une férocité stupéfiantes, en creusant plus profondément dans le sol crayeux. Lorsque l’artillerie lourde se mit en route vers un autre objectif, les défenseurs qui avaient survécu sortirent de leurs abris souterrains et éliminèrent l’infanterie d’attaque, qui tentait toujours de traverser la zone meurtrière entre les tranchées. Un nombre effroyable de vies furent perdues, et aucune issue ne se profilait à l’horizon.
Le Corps d’armée canadien arriva dans la Somme au début de septembre et remporta, le 15 du même mois à Courcelette, une petite victoire dont on parla beaucoup, mais le combat qui suivit fut destructeur ; chaque camp attaquait et contre-attaquait avec en toile de fond le même paysage dévasté. La 1re division de Currie ne connut aucun succès remarquable, pendant que des milliers de soldats mouraient pour s’emparer d’un désert de cratères et de cadavres. Quand la formation se retira finalement tant bien que mal au milieu d’octobre, elle avait terriblement souffert au cours de deux importantes batailles bien planifiées (celles du 26 septembre et du 8 octobre) et avait connu l’horrible usure causée par les obus, qui tombaient jour et nuit. Currie avait eu peu d’occasions de trouver une solution aux problèmes sur le front, parce que les attaques des Alliés avaient requis la participation de nombreuses divisions dans plusieurs corps d’armée et avaient par conséquent nécessité des assauts stricts, réglés avec précision, même lorsque les soldats arrivaient devant des barbelés intacts. Il avait été presque impossible d’annuler une opération planifiée au quartier général de l’armée des jours à l’avance. Ces difficultés et d’autres, y compris l’interruption des communications entre la ligne de front et l’arrière-garde, ainsi que l’incapacité des artilleurs de viser les armes ennemies avec leur tir de contrebatterie, avaient mené à un horrible massacre, au cours duquel environ 24 000 hommes du Corps d’armée canadien furent tués ou blessés.
L’hiver de 1916–1917 fut une période critique pour le Corps d’armée canadien, qui comptait alors une quatrième division, sous le commandement du major-général David Watson*. Byng ordonna à toutes les unités canadiennes de se livrer au pénible processus d’examen de leurs succès et de leurs échecs dans la Somme. Il choisit aussi Currie pour aller voir les forces françaises, puis britanniques, et pour enquêter sur leurs difficiles expériences pendant une bonne partie de 1916, et en particulier sur la rude épreuve française à Verdun. En janvier 1917, Currie étudia les leçons que ses alliés avaient à offrir, questionnant, mettant en doute et contestant ce qu’on lui disait, dissociant la vantardise nationale de ce qui pouvait être utile sur le champ de bataille. Il avait le sentiment que les Français n’en avaient guère à apprendre aux Britanniques et aux Canadiens au sujet de l’artillerie, mais que leurs tactiques de petites unités d’infanterie, qui reposaient sur des pelotons décentralisés dotés d’une plus grande puissance de feu, représentaient une innovation importante. De tels groupes d’appui-feu autonomes pouvaient manœuvrer plus facilement sur le champ de bataille et réussir à avancer tout en combattant, même si les unités sur les flancs étaient ralenties par la résistance de forces ennemies. Currie codifia ces leçons dans un important rapport adressé à Byng, et elles furent plus tard disséminées dans le Corps d’armée canadien. Les Canadiens essayaient de tirer des leçons des gains et des pertes de leurs alliés, dans l’impasse sur le champ de bataille, ainsi que des leurs.
Currie avait fait preuve d’une incroyable endurance tout au long de la guerre, repoussant ses propres limites ; il se couchait souvent après minuit, se levait quelques heures plus tard, et recourait fréquemment à sa pipe pour se donner des forces. Le personnel du général apprit à se montrer prudent quand il était épuisé, car il risquait d’exploser et de donner libre cours à un torrent de blasphèmes. L’épreuve de la guerre avait fait vieillir Currie, âgé de 41 ans : ses cheveux étaient plus clairsemés, son visage d’adolescent était ridé par le stress et il avait pris encore plus de poids. La guerre l’exténuait, mais il savait que ses hommes au front enduraient des épreuves encore pires.
Pas plus tard qu’en février, les Canadiens se trouvaient dans le nord de la France, en face de la forteresse de la crête de Vimy, qui était aux mains des Allemands. Ils reçurent l’ordre de la capturer dans le cadre d’une plus vaste offensive alliée au cours de laquelle l’armée britannique s’engagerait dans ce qui deviendrait la bataille d’Arras. L’ennemi avait occupé cet endroit clé depuis le début de la guerre, renforçant ses défenses naturelles grâce à de profondes tranchées, des milles de barbelés et des nids de mitrailleuses ; au moins trois attaques des Alliés avaient échoué. Byng croyait, à juste titre, que ce lieu ne pourrait être pris qu’au moyen d’une planification et d’une préparation minutieuses, de tirs d’artillerie destructeurs et d’unités d’infanterie bien entraînées, qui avanceraient vers leurs objectifs derrière un barrage rampant.
Les quatre divisions canadiennes montèrent à l’assaut à cinq heures trente du matin le 9 avril 1917. Currie eut peu d’impact sur la bataille, qui était commandée et menée par des subalternes, mais il envoya d’urgence des renforts au front pour aider sa division à consolider ses gains ce jour-là, en particulier sur le flanc droit, où les troupes britanniques n’avaient pas réussi à colmater la brèche. La prise de la crête par le Corps d’armée canadien, le 10 avril, avec l’occupation d’une position élevée appelée le Bourgeon, au nord, dès le 12 avril, fut un exploit prodigieux que Currie attribua « à la bravoure disciplinée [des] troupes [canadiennes], et à leur confiance en leur capacité de vaincre », ainsi qu’à un bon commandement et un appui d’artillerie efficace. Leur triomphe fut d’autant plus important que les Britanniques, au sud, n’arrivèrent pas à atteindre leurs objectifs, après avoir connu une première journée de succès, et que l’offensive française, plus vaste, fut brisée, ce qui amènerait des dizaines de milliers de soldats français, qui souffraient depuis longtemps, à se mutiner dans les mois suivants. L’expérience n’avait pas été facile, cependant, et plus de 10 600 hommes furent blessés ou moururent en quatre jours. Même si tous les membres du Corps d’armée canadien contribuèrent à la victoire, Byng fut certainement celui qui se distingua le plus. Ce fut son exploit, et non celui de Currie ; ce fait mérite d’être mentionné, parce qu’une idée répandue veut que ce dernier ait orchestré cette bataille. Ce n’est pas le cas, même s’il joua un rôle important en tant que commandant de l’une des quatre divisions.
Les Canadiens sortirent de la bataille de Vimy avec une nouvelle réputation de troupes de choc. Durant les trois semaines à venir, le Corps d’armée canadien se fraierait un chemin à travers la plaine de Douai et tenterait d’engager le combat avec l’armée allemande. À cause des défis de la guerre de coalition, Haig, devenu feld-maréchal, fut forcé de continuer à lancer ses troupes dans des attaques frontales contre les Allemands dans leurs tranchées, afin de détourner l’attention de la situation désespérée des divisions françaises au sud. Au milieu des tirs d’obus et des nuages chimiques, les Canadiens se heurtèrent à deux centres de résistance : les villages fortifiés d’Arleux-en-Gohelle et de Fresnoy-en-Gohelle. Byng fit appel à la 1re division de Currie pour repousser l’ennemi.
Currie n’avait qu’une semaine pour se préparer en vue de la bataille d’Arleux-en-Gohelle, prévue pour le 28 avril, mais il s’assura que des photographies aériennes mettant des lieux clés en évidence seraient envoyées à ses commandants, et il ordonna à l’infanterie d’assaut de pratiquer ses avancées derrière les lignes. Il rassembla aussi une grande quantité de pièces d’artillerie et de mitrailleuses pour appuyer l’opération restreinte, qui se déroulerait sur un front étroit. Ses forces s’emparèrent des positions allemandes le 28 avril. Elles prirent le village de Fresnoy-en-Gohelle le 3 mai [V. Okill Massey Learmonth*] et le conservèrent malgré de vigoureuses contre-attaques, position que les Alliés finiraient toutefois par perdre quand les Canadiens la laisseraient aux troupes britanniques. Même si les hommes de Currie avaient reçu l’aide d’autres formations du Corps d’armée canadien, ces victoires furent en grande partie considérées comme un triomphe de la 1re division. Currie savait quels sacrifices avaient fait ses soldats pour atteindre leurs objectifs, mais il se permit tout de même de se réjouir du message de félicitations que lui envoya le commandant de la 1re armée britannique, sir Henry Sinclair Horne : « La 1re division canadienne est la fierté et la merveille de l’armée britannique. »
Après le succès de Vimy, puis les engagements mineurs à Arleux-en-Gohelle et Fresnoy-en-Gohelle, Byng fut promu commandant d’une des cinq armées britanniques sur le front de l’Ouest. Haig envisagea d’abord de le remplacer par un autre soldat professionnel britannique, mais le gouvernement canadien, représenté à Londres par sir George Halsey Perley, ministre des Forces militaires d’outre-mer, affirma que le poste de commandant de corps devait cette fois être attribué à un Canadien. Byng s’était déjà prononcé en faveur de la nomination d’un Canadien et recommandait Currie. Lorsque le ministère des Forces militaires d’outre-mer et le cabinet à Ottawa regimbèrent parce qu’on leur imposait Currie sans les avoir consultés, Haig insista : ce serait Currie ou un officier britannique. Currie fut fait chevalier le 3 juin 1917, et prit le commandement du Corps d’armée canadien quelques jours plus tard comme lieutenant-général. En moins de trois ans, un lieutenant-colonel à la tête de quelques centaines de miliciens de la Colombie-Britannique était devenu un héros national qui commandait désormais une armée de 100 000 hommes, incarnation de l’effort de guerre canadien.
Currie agit rapidement pour trouver son remplaçant pour diriger la 1re division. Bien que Hughes ait été démis de ses fonctions au cabinet en novembre 1916, il avait toujours du poids en tant que député fédéral et il exerça des pressions pour que son fils Garnet Burk, vieil ami de Currie, obtienne le poste. Currie refusa, convaincu qu’il y avait un meilleur candidat au front, Archibald Cameron Macdonell*, qui avait fait ses preuves sur le champ de bataille, et il réussit à lui faire avoir le poste. Currie avait refusé de compromettre le professionnalisme durement gagné du Corps d’armée canadien, mais il s’était mis à dos la famille Hughes. À partir de ce moment-là, écrirait Currie, sir Samuel Hughes « ne cessa jamais de me déprécier et de minimiser mon influence et mon autorité auprès de mes propres hommes. Les choses auxquelles ses associés et lui eurent recours feraient rougir de honte tout bon citoyen de ce pays. »
Autour de cette période, des rumeurs concernant le détournement de fonds que Currie avait effectué au début de la guerre commencèrent à circuler à Ottawa, et finirent par parvenir aux oreilles de Borden et des membres du cabinet. Les ministres s’inquiétaient, à juste titre, de ce que le héros de guerre national puisse être accusé d’être un criminel. Currie fut forcé d’emprunter de l’argent à deux subalternes parmi les plus anciens pour rembourser les fonds. Cette situation amena certains ministres à Ottawa à douter de la réputation du commandant de corps outre-mer, un homme que la plupart d’entre eux n’avaient jamais rencontré.
Tandis que se déroulait cette affaire, pendant l’été, Currie planifiait sa première opération majeure, près de Lens. Haig avait besoin que la 1re armée britannique mène une attaque de diversion sur ce front pour tenir les réserves allemandes à l’écart de la troisième bataille d’Ypres, mieux connue sous le nom de campagne de Passchendaele, qui devait être lancée le 31 juillet 1917. Currie reçut l’ordre de livrer un assaut frontal contre la ville fortifiée de Lens, en ruines, qui se serait soldé par de lourdes pertes, dans un environnement favorable aux défenseurs. Le nouveau commandant de corps examina le champ de bataille et réussit à convaincre ses supérieurs que l’attaque devait plutôt être dirigée contre la cote 70, qui surplombait Lens au nord. Il voulait s’emparer de l’endroit avant d’établir une zone meurtrière ciblée par des milliers de fusils, 200 mitrailleuses lourdes et des tas de pièces d’artillerie. Les Allemands n’auraient d’autre choix que de quitter Lens ou d’avancer dans une tempête de feu. Après des préparatifs minutieux, l’assaut canadien du 15 août fonctionna comme l’avait prévu Currie. L’ennemi contre-attaqua 21 fois en quatre jours [V. Okill Massey Learmonth], mais ne reprit jamais la cote et laissa, au contraire, des milliers de morts et d’agonisants sur ses pentes. Malgré la destruction de leurs forces, les Allemands refusèrent de se retirer de Lens. Currie ordonna imprudemment deux attaques d’exploration dans la ville, les 21 et 23 août, qui furent repoussées et causèrent de lourdes pertes. Un commandant plus expérimenté aurait peut-être attendu plus longtemps pour voir si son artillerie, menée par Edward Whipple Bancroft Morrison, pouvait déloger l’ennemi, mais Currie savait que son commandant d’armée, Horne, avait demandé la capture de Lens, et il sentait qu’il devait aller de l’avant. Malgré ce revers et, en date du 25 août, plus de 9 000 soldats tués ou blessés, la bataille de la cote 70 fut une victoire écrasante pour les Canadiens.
Le Corps d’armée canadien fut déplacé vers le nord au début d’octobre pour venir en aide à la campagne de Passchendaele de Haig, qui se trouvait dans une mauvaise passe. La pluie abondante et des tirs d’obus incessants avaient transformé le champ de bataille en bourbier. Après trois mois de combat, l’armée britannique n’avait avancé que de quelques milles, au prix de 200 000 hommes tués ou blessés. Currie ne voulait pas envoyer ses hommes sur ce champ de bataille désolé, mais Haig insista. Même si Currie était responsable devant les hommes politiques canadiens, à titre de chef des principales forces terrestres du dominion, il était aussi membre du Corps expéditionnaire britannique. Il ne pouvait pas vraiment faire fi des ordres de Haig, mais il réussit à utiliser son statut de commandant d’armée nationale de facto pour obtenir des fusils supplémentaires, ainsi qu’un accord pour que l’assaut soit planifié selon son calendrier et la garantie que ses hommes ne combattraient pas dans la 5e armée britannique du général sir Hubert de la Poer Gough, avec laquelle les Canadiens s’étaient battus dans la Somme ; cette armée avait la réputation de jeter les soldats dans la bataille avec dureté et sans préparation appropriée. Haig accepta, même si les demandes de Currie l’étonnèrent, en particulier son refus de servir sous les ordres de Gough.
Currie savait que seules des offensives calculées reposant sur une forte interaction entre l’artillerie et l’infanterie permettraient de l’emporter à Passchendaele. Les chars d’assaut n’étaient d’aucune utilité dans la boue. Les ingénieurs sous les ordres du brigadier-général William Bethune Lindsay effectuèrent un énorme travail avant la bataille ; ils construisirent des routes au-dessus du bourbier et creusèrent de nouveaux trous à canon pour l’artillerie et les mortiers, ce qui permit à l’infanterie et aux mitrailleurs qui se lançaient dans le combat d’être mieux soutenus. Cependant, beaucoup de soldats durent se demander comment ils arriveraient à prendre l’avantage dans la boue, qui, par endroits, leur montait jusqu’à la taille. Un assaut général ne fonctionnerait jamais. Currie planifia une attaque en quatre étapes, chacune avec des objectifs limités, pour que l’infanterie puisse avancer tout en restant dans le rayon d’action de l’artillerie chargée de la protéger. L’opération du 26 octobre tira les Canadiens de la boue et les jucha sur la crête ; les offensives du 30 octobre et du 6 novembre se soldèrent par la capture de nombreuses positions fortifiées et du village en ruines ; un dernier assaut, le 10 novembre, permit au Corps d’armée canadien de consolider le terrain conquis. Au cours des batailles de la cote 70 et de Passchendaele, Currie s’était révélé un chef compétent à la tête d’une force combattante de choc, capable d’obtenir des résultats effectifs sur les champs de bataille les plus difficiles. De cette série de succès, Currie dit : « [cela] témoigne de la discipline, de l’entraînement, du leadership et des grandes qualités de combat des Canadiens. Les mots ne peuvent exprimer la fierté qu’on ressent en étant associé à de si formidables soldats. »
Il n’y eut cependant aucune victoire sans effusion de sang sur le front de l’Ouest. Le Corps d’armée canadien perdit environ 30 000 hommes entre août et novembre. Même si Currie avait, pour reprendre les mots du brigadier-général Victor Wentworth Odlum*, « acquis la réputation parmi les membres du haut commandement d’être un des chefs les plus prudents et humains sur le champ de bataille », les morts et les blessés n’étaient pas faciles à oublier, ni à remplacer. Pendant ce temps, le Canada était au milieu de débats conflictuels au sujet de la conscription, qui se termineraient par les élections fédérales de décembre 1917. La nouvelle coalition unioniste de Borden – composée de conservateurs et de nombreux libéraux favorables à la conscription – faisait pression sur Currie pour qu’il se prononce en faveur d’un enrôlement obligatoire des jeunes hommes pour servir outre-mer, et, même si Currie souhaitait ardemment éviter d’être impliqué dans des batailles politiques, il était avant tout loyal envers ses troupes, qui avaient besoin de renforts. Lorsque Currie appuya publiquement la conscription, des candidats libéraux le calomnièrent : au cours de la campagne électorale, ils le traitèrent de boucher, peu soucieux de la vie des soldats. Ces accusations étaient injustes et Currie se sentit trahi, mais il ne semblait pas vraiment avoir pris conscience du fait que son poste de commandant de corps, de plus en plus en vue, exigeait qu’il prenne part au jeu politique.
L’ennemi progressa durant les premiers mois de 1918, la Russie ayant été évincée de la guerre à la fin de l’année précédente. Les Allemands détournèrent des dizaines de divisions combattantes de l’est du théâtre d’opérations pour lancer une offensive sur le front de l’Ouest, dans l’espoir d’amener les Alliés à la table des négociations avant que les forces des États-Unis, entrés en guerre aux côtés des Alliés en avril 1917, ne puissent peser dans la balance.
En outre, durant ces mois, les Britanniques firent face à une pénurie de main-d’œuvre, et Haig fut forcé de réduire sensiblement la taille de ses divisions d’infanterie, qui passèrent de 12 à 9 bataillons. Cette décision fut dure pour le moral et diminua l’efficacité au combat, puisque moins de soldats pouvaient être engagés dans une bataille, et ce, pour de plus courtes périodes. Le ministère de la Guerre britannique et le ministère des Forces militaires d’outre-mer canadien exhortèrent Currie à en faire de même. Le regroupement des soldats de ses bataillons démantelés et des hommes de la 5e division canadienne d’infanterie de Garnet Burk Hughes en Angleterre permettrait la création de deux corps canadiens plus petits, qui comprendraient chacun 27 bataillons répartis dans trois divisions. Une telle réorganisation créerait de nouveaux postes et augmenterait le prestige du Canada. Beaucoup d’officiers et d’hommes politiques canadiens appuyèrent l’idée de deux corps ; certains proposèrent même qu’une armée canadienne soit formée. Currie aurait certainement été nommé commandant de l’armée de terre, et aurait été le seul officier du dominion à obtenir ce grade au sein des forces de l’Empire britannique. Toutefois, à la surprise générale, Currie refusa une réduction du nombre de ses bataillons. Faisant passer le Corps d’armée canadien avant ses propres intérêts, il soutint avec vigueur qu’un tel remaniement non seulement n’ajouterait pas grand-chose à la force de frappe des Canadiens, mais les affaiblirait : deux corps seraient envoyés plus fréquemment qu’un seul sur la ligne de front et subiraient ainsi un nombre de pertes supérieur au pourcentage normal de morts et de blessés pour un seul corps sur le front de l’Ouest ; ils seraient également plus vulnérables, puisqu’il y aurait moins de réserves en Angleterre. Currie eut gain de cause auprès du ministre des Forces militaires d’outre-mer, sir Albert Edward Kemp*, et consolida même ses formations de combat existantes en faisant démanteler la 5e division pour l’utiliser comme renforts, et en s’appropriant ses armes à feu et ses unités de mitrailleuses lourdes pour accroître la puissance de feu de son corps. Même si la décision de Currie fut très impopulaire parmi certains officiers en quête de postes, c’était indubitablement la bonne. Le Corps d’armée canadien n’avait que faire d’une autre division de 20 000 hommes ; il avait besoin des 20 000 soldats entraînés pour renforcer les quatre divisions existantes et pour servir de réserve en remplacement des pertes anticipées au cours d’engagements à venir. La lutte obstinée de Currie permit au Corps d’armée canadien de survivre aux combats coûteux de l’année suivante et fut une des plus importantes batailles de sa carrière.
Comme Currie fut averti par le service de renseignements d’une offensive allemande pour mars, il ordonna à ses Canadiens de fortifier la crête de Vimy et ses environs, où le Corps d’armée canadien s’était retranché durant l’hiver. Plus loin sur la ligne de front, cependant, beaucoup de formations britanniques découragées ne préparèrent pas convenablement leur défense. Quand les Allemands déclenchèrent un bombardement infernal d’obus et de gaz toxique, le 21 mars, leurs unités d’infanterie de première ligne submergèrent les positions britanniques et déferlèrent autour des centres de résistance, coinçant ainsi les défenseurs de ces centres derrière les lignes ennemies. Currie croyait que nombre des problèmes rencontrés par les troupes britanniques résultaient de mauvaises tactiques à l’arrière. La plupart de ses propres hommes sortirent indemnes de l’attaque.
Malgré de durs combats et de lourdes pertes, les Alliés survécurent à l’offensive et finirent par écraser les assauts en profondeur de l’ennemi. La majorité des forces de Currie furent retirées de la ligne de front en mai ; elles connurent une période de repos, mais aussi d’entraînement intense dans la réserve. Currie savait que, ayant échappé au pire de la bataille à Vimy, son corps, plus large que d’autres unités, serait sollicité à un moment donné pour mener la contre-attaque stratégique britannique. Pendant que ses soldats se préparaient au combat, le général fut invité à rencontrer Borden à Londres, en juin 1918. Le premier ministre ne connaissait pas bien son commandant de corps, mais il lui demanda conseil au sujet de la guerre, qui semblait avoir mal tourné depuis la Somme. Currie se trouva dans une situation difficile : il servait deux maîtres, qui risquaient alors de s’opposer. Néanmoins, il parla franchement à Borden, qui nota que les révélations du général étaient « très déprimantes » ; « Je suis convaincu, continua Borden, que la situation actuelle vient d’un manque d’organisation, un manque de système, un manque de préparation, un manque de prévoyance et un piètre leadership. » Borden utilisa les informations de Currie comme munitions au cours d’une réunion houleuse du cabinet de guerre impérial, le 13 juin. Le premier ministre britannique, David Lloyd George, qui méprisait de nombreux soldats professionnels de son pays et réservait son fiel surtout pour Haig, accepta l’évaluation de Currie avec gratitude. En fait, il semble que Lloyd George caressait l’idée de démettre Haig de ses fonctions et de le remplacer par Currie, même si la seule preuve de ces cogitations se trouve dans les mémoires en plusieurs volumes du premier ministre britannique, écrits plus de dix ans plus tard ; il n’est fait mention nulle part de cette promotion éventuelle dans les archives de Currie. La nomination d’un milicien issu d’un dominion, au lieu d’un des cinq commandants d’armée ou d’une douzaine de commandants de corps plus expérimentés, aurait mené à une révolution au sein des forces britanniques. Si une telle nomination était un rêve utopique de Lloyd George, démoralisé, qui souhaitait arracher l’armée à l’inertie dans laquelle il la voyait, elle était aussi le signe de l’excellente réputation dont jouissait Currie, du moins parmi les hommes politiques britanniques.
Haig ordonna une contre-attaque majeure à Amiens en août, dans laquelle les Canadiens joueraient un rôle de fer de lance. La participation de Currie fut limitée au plan complexe de secret et de désorientation qui précéda la bataille. Ce plan réussit, et l’ennemi ne se rendit pas compte de l’accroissement important de la puissance militaire canadienne dans la région. Le 8 août, les forces canadiennes et australiennes, appuyées par des formations britanniques et françaises, s’abattirent sur les lignes allemandes et réussirent presque à sortir de l’impasse qui immobilisait ce front. Currie fit avancer ses hommes le lendemain, mais l’ennemi s’était ressaisi et avait envoyé d’urgence des renforts en avant. Les ressources logistiques étaient mises à rude épreuve et l’infanterie se retrouva souvent engagée dans des assauts frontaux sans appui d’artillerie approprié. Currie alla voir ses supérieurs le 13 août pour leur conseiller, puisqu’aucune percée n’était possible, d’annuler la bataille. Les généraux britanniques l’écoutèrent et l’offensive fut interrompue. Les Canadiens avaient tué des milliers d’hommes et fait plus de 9 000 prisonniers, mais près de 12 000 hommes avaient été blessés ou tués avant de se retirer le 20 août.
Currie arriva à compenser les lourdes pertes qu’il avait subies grâce à des renforts, où se trouvaient de nombreux conscrits, mais son corps faisait alors face à une série de fortifications beaucoup plus difficile, à l’est de la crête de Vimy. La ligne Hindenburg traversait ce secteur ; elle se composait d’une série de réseaux de tranchées, de villages protégés et de points stratégiques fortifiés en béton, sur plus de 18 milles de largeur. Le Corps d’armée canadien attaqua à Arras le 26 août, derrière un puissant barrage d’artillerie. Après la percée initiale des lignes de front ennemies, de violents combats eurent lieu. Selon le plan de Currie, deux de ses divisions combattraient durant les trois premiers jours, pendant que des formations en rotation soutiendraient chaque jour le plus fort de la bataille. Au matin du 28 août, cependant, ses forces étaient presque brisées. Incapable d’envoyer tout de suite de nouvelles troupes sur la ligne de front, mais désireux de continuer à faire pression sur l’ennemi, il ordonna à ses soldats fatigués d’avancer, en espérant qu’ils réussissent. Certains y parvinrent, grâce à d’incroyables actes de bravoure et d’abnégation [V. Archibald Ernest Graham McKenzie*] ; trop d’entre eux furent mis en pièces par des tirs ennemis pendant qu’ils fonçaient dans des barbelés intacts. Currie avait fait un pari cette fois et il avait perdu – et ses hommes en firent les frais. De nouvelles divisions prirent le relais le 29 août et, le 2 septembre, les Canadiens finirent par percer la fameuse ligne Drocourt-Quéant, qui faisait partie du réseau de défense de la ligne Hindenburg. Après un combat prolongé et rapproché, ils avaient remporté une victoire, mais au prix de 12 000 morts et blessés de plus. À force de trop servir, la lame du Corps d’armée canadien commençait à s’émousser.
Les soldats canadiens pensaient, avec raison, qu’ils avaient mérité une pause, mais les Allemands semblaient sur le point de s’effondrer en haut et en bas de la ligne, et le corps se vit plutôt confier l’objectif de traverser le canal du Nord, juste à l’est de la ligne Drocourt-Quéant, de percer plusieurs systèmes de tranchées, et de prendre la ville de Cambrai, important centre logistique. Les Allemands avaient inondé une grande partie de la région autour du canal, la transformant en bourbier. Currie ne voulait pas soumettre ses hommes à un autre Passchendaele et fut soulagé quand les officiers du service de renseignements trouvèrent une étroite bande de terre sèche, d’environ 2 600 verges de large, par où pousser le Corps d’armée canadien. L’opération serait extrêmement dangereuse, cependant, car si les troupes de la première vague étaient ralenties par la résistance, les Canadiens seraient anéantis lorsque l’ennemi emploierait son écrasante puissance de feu sur ce front étroit.
C’était l’unique voie pour aller de l’avant, et même Horne, commandant d’armée de Currie, implora ce dernier de reconsidérer sa décision, croyant que le plan était trop dangereux. Currie avait foi en ses soldats, mais prenait assurément encore des risques, et tout échec accompagné de pertes importantes aurait probablement conduit à son congédiement. Les troupes de Currie eurent environ trois semaines pour se préparer en vue d’une opération qui nécessiterait une fois de plus une approche interarmes : l’artillerie et l’infanterie devraient travailler de concert, avec l’appui des ingénieurs, de la force aérienne, des véhicules blindés, d’équipes mortiers et de formations indépendantes de mitrailleuses. Derrière un barrage farouche et des tirs de contrebatterie précis, le Corps d’armée canadien traversa la brèche le 27 septembre, s’élança à travers la zone potentiellement meurtrière de l’autre côté du canal, puis se déploya ; les soldats d’infanterie envahirent les tranchées ennemies et capturèrent les villages [V. Roderick Ogle Bell-Irving; Samuel Lewis Honey]. Il n’y eut pas de victoires faciles, mais, le 1er octobre, les Canadiens se trouvaient déjà aux portes de Cambrai. Comme la ville serait bientôt aux mains des Alliés, le haut commandement français supplia Haig de ne pas la bombarder. Currie refusa d’envoyer ses troupes à la conquête de la ville sans barrage de protection ; les Canadiens restèrent donc sur leurs positions durant une semaine. Pendant que les préparatifs en vue d’un assaut démarraient enfin, les Allemands battirent en retraite le 8 octobre. Les forces de Currie avaient remporté une autre victoire remarquable, mais encore une fois à un prix ahurissant. En septembre seulement, plus de 18 000 hommes furent blessés ou tués ; à la fin d’octobre, les pertes humaines s’élevaient à près de 27 000. Néanmoins, Currie écrivit à Kemp le 1er novembre : « Je ne pense pas que quiconque puisse les considérer comme excessives, compte tenu de l’ampleur et de la brutalité des opérations. Vous ne pouvez combattre et vaincre le quart de l’armée allemande sans subir de pertes. »
Les Canadiens poursuivirent les Allemands vers l’est pendant le dernier mois de la guerre, mais il n’y eut pas de bataille à grande échelle autre que celle pour la libération de Valenciennes, du 1er au 2 novembre [V. Hugh Cairns]. Le nombre de morts et de blessés ne cessa cependant de grimper, en raison d’incalculables petites escarmouches contre des forces d’arrière-garde déterminées. Malgré l’épuisement des soldats de Currie, les supérieurs de celui-ci lui ordonnèrent de continuer d’avancer, croyant, comme lui, que les Allemands étaient encore plus mal-en-point. Ils l’étaient, mais cela ne changeait pas grand-chose pour ces troupes poussées en avant. La prise par le Corps d’armée canadien de la ville de Mons, en Belgique, le dernier jour de la guerre, fut une victoire symbolique importante ; c’était là, en effet, que l’armée de métier britannique avait entamé sa longue retraite en août 1914. Les supérieurs de Currie lui rendirent somptueusement honneur, tandis que certains de ses hommes sur les lignes de front mettaient en doute la nécessité de tels sacrifices à la fin d’une guerre interminable et exténuante. La nouvelle de l’attaque imminente sur Mons avait suscité une vive réaction dans la section du caporal William Richard Bird; un de ses hommes se serait exclamé : « Cette guerre [sera] finie demain et tout le monde le sait. Ce n’est que de la foutaise ! » Après la bataille, un autre soldat, qui y avait perdu son frère, menaça de tirer sur Currie s’il le voyait.
Durant les 96 jours de combat, du 8 août au 11 novembre, qui constituèrent la campagne des Cent Derniers Jours, le Corps d’armée canadien connut une série de succès remarquables. « À mon avis […], aucune force de taille semblable ne contribua de manière aussi importante à mettre à genoux le fier ennemi », écrivit Currie à Borden. Néanmoins, le corps perdit également 45 800 hommes, soit un huitième du total de l’ensemble du Corps expéditionnaire britannique (dont toutes les unités affectées à la logistique) au cours de cette période, même si, par rapport au nombre d’hommes, il ne représentait qu’environ 15 % de l’infanterie combinée. Le Corps d’armée canadien affermit sa réputation à ce moment-là, mais ce fut une victoire coûteuse.
Après l’armistice, le 11 novembre 1918, deux divisions canadiennes furent choisies pour faire partie de l’armée d’occupation en Allemagne. Impatientes de rentrer au pays, les troupes étaient querelleuses et enclines à croire les rumeurs. Une des idées les plus répandues était que Currie était un général sans pitié, qui avait sacrifié ses soldats pour accroître sa propre notoriété auprès de ses supérieurs britanniques. Les terribles pertes enregistrées durant la campagne des Cent Derniers Jours prouvaient, disait-on, que Currie était un être insensible. Informé des rumeurs, Currie estima qu’elles avaient été lancées par les membres de la famille Hughes et leurs sous-fifres. Toutefois, même si sir Samuel Hughes s’était employé à salir la réputation du général au Canada au moyen d’une campagne intensive de rumeurs insidieuses depuis le milieu de 1917, beaucoup de ces histoires semblaient aussi circuler librement parmi les hommes de Currie. Un des plus proches amis du général conclut ainsi : « La cruelle réalité [est] que cette propagande contre le commandant de corps fut menée, sinon lancée au sens littéral, au sein du Corps expéditionnaire canadien. » Currie et nombre de ses loyaux officiers croyaient que la responsabilité en revenait seulement à une minorité désabusée.
Y avait-il du vrai dans ces insinuations ? La question reste controversée. Currie n’avait pas délibérément envoyé ses hommes se faire tuer ; néanmoins, il n’avait pas non plus hésité à les mener au combat. En 1918, son corps était plus gros, avait une plus grande puissance de feu et pouvait mieux résister au pilonnage des combats prolongés. Il est impossible de juger si les pertes subies étaient excessives, mais les rumeurs continuèrent de se propager, car assez d’hommes de Currie le croyaient. Alors que la réputation du Corps d’armée canadien s’était affermie pendant la campagne des Cent Derniers Jours, la réputation personnelle de Currie avait été entachée.
Currie refusa de donner suite aux rumeurs ; il fit remarquer à Kemp et à d’autres amis du Corps d’armée canadien de retour au Canada, qu’il ne pouvait pas trouver la source de ces rumeurs et qu’il ne voulait pas reconnaître ouvertement leur existence. Il espérait plutôt que le gouvernement le défendrait publiquement, ce qu’il ne fit pas, probablement parce qu’il n’y avait pas eu d’accusations directes. Cette situation était sur le point de changer. Le 4 mars 1919, les problèmes de Currie s’aggravèrent lorsque Hughes, qui jouissait de l’immunité parlementaire, le dénonça à la Chambre des communes pour avoir « sacrifié inutilement la vie de soldats canadiens », en insinuant que tout général ayant ordonné l’assaut sur Mons le dernier jour de la guerre devrait être « jugé sommairement en cour martiale et puni autant que le permet la loi ». C’était une accusation scandaleuse. Des journaux et des groupes d’anciens combattants réagirent avec colère, mais aucun membre de la Chambre ne se leva sur le coup pour réfuter les propos de Hughes, dont les allégations flottaient comme une menace. Pour certains, il ne s’agissait que d’une attaque mesquine lancée par un homme politique discrédité. Mais d’autres, que la mort de plus de 60 000 hommes sur le champ de bataille tourmentait, commencèrent à se demander si l’ancien ministre savait quelque chose de plus qu’eux.
L’épreuve pénible de la guerre avait épuisé Currie, et, comme en témoigne sa correspondance durant cette période, il souffrait probablement de ce qu’on identifierait comme un état de stress post-traumatique. Après plus de quatre ans de combat, il n’avait simplement plus la force de lutter contre les « odieux mensonges » de Hughes. « Je ne vois pas comment je peux l’arrêter », écrivit-il à un ami d’Allemagne. « Cet homme est un menteur, [il] est parfois insensé, et est apparemment un malotru de la pire espèce. » Même si quelques députés démentirent les accusations de Hughes, les ministres restèrent silencieux. Currie avait été près de cinq ans à l’extérieur du pays, avait peu d’alliés parmi les hommes politiques, et la plupart d’entre eux ne voulaient pas se frotter à Hughes, toujours puissant. Lorsque le cabinet de Borden finit par réagir, le 27 mai, Kemp ne fit qu’allusion aux accomplissements de Currie, en soulignant sans grand enthousiasme que le général avait « toujours traité les hommes sous ses ordres avec égards ». Currie estima que cette défense manquait d’ardeur. En juillet, lorsque le premier ministre, qui assistait à la conférence de paix à Versailles, en France, à l’époque de la dénonciation de Hughes, revint à la Chambre, il organisa une défense un peu plus énergique, et dit, au sujet des accusations, qu’« aucune critique ne pouvait être plus injuste ». Malgré cela, le vote de remerciement aux forces armées canadiennes qui fut proposé ce jour-là ne mentionnait pas le nom de Currie ; il faisait seulement référence à l’« officier général commandant » du Corps d’armée canadien.
Au début de l’été de 1919, la plus grande partie du Corps d’armée canadien avait été démobilisée, et sir Arthur William et lady Currie, qui s’était installée en Angleterre avec les enfants en 1915, rentrèrent au Canada. Ils arrivèrent à Halifax juste après minuit, le 17 août. Leur navire était attendu plus tôt, et les fanfares et les gens venus témoigner leur sympathie étaient déjà partis. Comme c’était un dimanche, il n’y eut que de modestes célébrations plus tard ce jour-là ; le Morning Chronicle de Halifax commenta d’un ton désapprobateur le fait que, même si une garde d’honneur et des hordes de fonctionnaires étaient présentes, le général ait été accueilli dans un silence solennel. Le train de Currie en direction d’Ottawa fut salué à la gare par une foule d’admirateurs, mais lorsque son entourage et lui se rendirent au Musée commémoratif Victoria, devenu le parlement temporaire du Canada après l’incendie de 1916, les foules furent encore une fois réservées. L’absence de Borden – remplacé par le premier ministre intérimaire sir George Eulas Foster – et de plusieurs ministres importants, partis à Saint-Jean pour accueillir le prince de Galles, fut encore plus décevante. Au parlement temporaire, l’ambiance était froide, et on dit qu’un petit groupe de femmes dans la tribune siffla en entendant le nom de Currie. Il sembla au général que les accusations de Hughes planaient encore lourdement dans l’air. Malgré cette atmosphère glaciale, Currie n’était pas un paria social. Lorsqu’il amorça une tournée de conférences, fin septembre, il fut partout salué par les acclamations de la foule. Orateur puissant et charismatique, il consacra beaucoup de ses discours aux réalisations du Corps d’armée canadien pendant la guerre, et en particulier à la campagne des Cent Derniers Jours, sans aucun doute pour expliquer en partie les pertes subies durant cette période de combat intense.
Même si le cabinet vota contre l’octroi d’une subvention en espèces à Currie, comme en avaient reçu les généraux les plus haut gradés en Grande-Bretagne, on lui avait offert le poste d’inspecteur général des forces armées ; il fut nommé le 23 août 1919 et entra en fonction le 10 décembre, avec le grade de général. Cette nouvelle position était la plus élevée au sein des forces canadiennes et Currie entendait l’utiliser pour réformer l’armée. On lui mit des bâtons dans les roues à chaque occasion. Les fonds furent supprimés, et il se heurta à l’opposition d’une bureaucratie militaire qui, à quelques exceptions près, le considérait comme un étranger. Currie imputa ces problèmes à de plus vieux officiers, qui étaient restés au Canada durant la guerre, et dont beaucoup occupaient des postes élevés au ministère de la Milice et de la Défense et dans les districts de la milice dans tout le pays. Profondément mécontent, il avait le sentiment que le gouvernement voulait simplement qu’il accepte ce poste à titre de sinécure, ce qu’il refusa. Currie échappa à cette charge ingrate en quittant les forces armées canadiennes pour devenir recteur et vice-chancelier de la McGill University, à Montréal.
L’élévation de Currie dans le milieu universitaire peut avoir semblé bizarre, puisqu’il s’était fait un nom en tant que militaire et n’avait qu’un diplôme d’études secondaires. Il avait été choisi, dit le vice-recteur intérimaire Frank Dawson Adams*, en raison de ses « facultés exceptionnelles d’organisation et d’administration » et de sa « capacité à être un inspirateur et un leader ». Accepté chaleureusement à McGill à son arrivée, en mai 1920, il gagna en peu de temps le respect et l’affection du personnel et des étudiants, ayant, comme le remarqua un de ses secrétaires, « le don formidable de connaître et de comprendre la nature humaine », caractéristique qui se combinait avec une prodigieuse mémoire des noms, un tempérament ferme mais juste, une tendance à prendre rapidement des décisions et une aptitude à admettre ses propres erreurs. Comme il était prêt à travailler et apprenait facilement, il maîtrisa vite son nouvel environnement, d’une manière qui impressionna même ceux qui critiquaient sa nomination, et, quelques mois seulement après son arrivée, il mena une campagne de financement de grande envergure dans le but de faire renaître l’établissement moribond, voyageant d’un bout à l’autre du pays pour chercher personnellement des appuis. Le fait que près de 1,5 million de dollars de plus que l’objectif initial de 5 millions aient été recueillis fut, selon le professeur sir Andrew Macphail, « un hommage à [Currie] tout autant qu’à l’université ». À l’abri des soucis financiers grâce à son nouvel emploi, et avec un salaire majoré par un poste au conseil d’administration de la Banque de Montréal, il se fit un nom en tant que l’un des premiers administrateurs universitaires au pays. De 1925 à 1927, il fut président de la Conférence nationale des universités canadiennes [V. sir William Peterson], et fut aussi un administrateur de la Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching. À McGill, de nouveaux bâtiments furent construits, des départements supplémentaires créés, les salaires du personnel augmentés, et les installations de recherche et d’enseignement agrandies. La faculté de médecine, en particulier, se développa, en partie grâce à l’étroite collaboration entre Currie et Charles Ferdinand Martin, doyen à partir de 1923. Même si l’université connaîtrait encore des moments difficiles vers les années 1930, Currie travailla avec Martin pour garder le neurochirurgien Wilder Graves Penfield à McGill, aidant à recueillir des fonds pour l’Institut neurologique de Montréal et prenant en charge son programme de construction ; en 1933, il présida à la pose de la première pierre de l’établissement, qui ouvrit ses portes l’année suivante. Ami sincère du Royal Victoria College pour femmes [V. Ethel Hurlblatt], il aida à sauver de la fermeture la School for Graduate Nurses à McGill, au début des années 1930 [V. Bertha Harmer]. Le chancelier de l’université, Edward Wentworth Beatty, noterait dans son rapport pour 1933–1934 que les revenus de McGill avaient doublé pendant que Currie était en fonction, malgré les contrecoups de la grande dépression. Au fil des ans, Currie reçut 19 diplômes honorifiques en reconnaissance de sa contribution au monde de l’éducation et à l’effort de guerre.
Tout au long des années 1920, Currie était resté un Canadien très en vue ; il assistait fréquemment à l’érection de monuments aux morts de guerre, et était consulté par le gouvernement sur des questions militaires. De 1923 à 1932, il fut président du Last Post Fund, créé en 1909, sous la présidence de John Macpherson Almond, pour s’assurer qu’aucun ancien combattant ne se voie refuser un enterrement convenable par manque de ressources. Pendant ses années de service, le fonds ouvrit son premier cimetière militaire, le Field of Honour, à Pointe-Claire, au Québec ; la Cross of Remembrance, qui y serait dévoilée en 1934, serait dédiée à Currie et à « nos guerriers morts ». En revanche, Currie s’intéressa peu, au départ, aux groupes dissidents d’anciens combattants, croyant que beaucoup d’entre eux étaient dirigés par des radicaux qui ne voulaient pas d’officiers supérieurs au sein de leur fraternité.
Currie avait facilement effectué la transition de soldat à éducateur, mais il s’inquiétait toujours des conséquences à long terme des accusations de Hughes. Même si ce dernier avait attaqué Currie quelques fois de plus à la Chambre des communes, la question sembla, pour nombre de Canadiens, avoir été enterrée par la mort de Hughes en 1921. Currie n’était pas de cet avis, en partie parce qu’il n’avait pas pu démentir complètement les allégations. Il eut la chance de le faire en 1927 lorsqu’un journal d’une petite ville, l’Evening Guide de Port Hope, en Ontario, publia un éditorial cinglant, le 13 juin, où il reprenait l’essentiel des accusations de Hughes. Currie était une fois encore décrit comme un boucher pour avoir ordonné l’attaque sur Mons le dernier jour de la guerre, « un gaspillage choquant et inutile de vies humaines ».
Currie, furieux, étudia les solutions qui s’offraient à lui. Des collègues lui dirent de laisser tomber l’affaire : ce journal était lu par un nombre insignifiant de personnes, et il ne ferait que porter atteinte à sa réputation en répondant à ce genre de dénigrement. Toutefois, Currie était profondément blessé et pensait pouvoir enfin faire taire les rumeurs qui l’avaient hanté depuis près de dix ans. Il rassembla une équipe juridique et poursuivit le propriétaire du journal, Frederick W. Wilson, ainsi que l’auteur, William Thomas Rochester Preston, pour diffamation. Le procès se tint à Cobourg pendant 16 jours, du milieu d’avril 1928 au début de mai, et fut suivi par une horde de journalistes qui travaillaient pour des journaux de tout le pays, des États-Unis et de l’ensemble de l’Empire britannique. Comme la défense avait peu d’éléments de preuve pour attester la véracité de l’éditorial, la stratégie de l’avocat de Wilson, Frank Regan – Preston assurait lui-même sa défense –, fut de s’en prendre à la réputation de Currie. Tandis que le procès aurait dû être centré uniquement sur les décisions de Currie à Mons, puisque l’article portait sur cela, Regan remit en question la conduite du général durant toute la guerre, dans le but de l’embarrasser pour qu’il abandonne le procès. Jour après jour, Regan émit des affirmations sensationnelles, presque toutes sans fondement et non corroborées par des comptes rendus officiels ou des témoignages de soldats. Assister à l’exposé de la défense eut un effet dévastateur sur Currie, et l’examen détaillé de ses actions durant la guerre faillit l’anéantir. Le verdict fut finalement rendu en sa faveur, mais, alors qu’il avait réclamé 50 000 $ de dommages, il ne reçut que 500 $. Le juge avait dit aux membres du jury, composé en grande partie d’agriculteurs et d’ouvriers, qu’ils pouvaient ajuster le montant versé en dommages ; ils pensèrent peut-être que la somme de 50 000 $ était tout simplement trop élevée. À l’époque, des commentateurs virent dans les 500 $ le signe d’une victoire incomplète (comme certains historiens le penseraient aussi après eux), mais pour Currie l’argent était moins important que l’apparente restauration de sa réputation. Il fut loué d’un bout à l’autre du pays, et de nombreux journaux et amis indiquèrent que les allégations de sir Samuel Hughes et les rumeurs continuelles avaient enfin été réfutées de façon décisive.
Currie retourna à Montréal en héros. Peu après le procès, cependant, l’homme de 53 ans eut un accident vasculaire cérébral. Il reçut une autorisation d’absence prolongée de McGill et se rétablit lentement. Pendant les dernières années de sa vie, il se réconcilia avec les organisations d’anciens combattants. Il fut élu président, pour tout le dominion, de la Canadian Legion of the British Empire Service League en 1928 et, quand sa mauvaise santé le força à démissionner l’année suivante (Léo Richer La Flèche* lui succéda), il devint grand président honoraire, position qu’il occuperait jusqu’à sa mort. Grand défenseur de la cause des anciens combattants, il se concentra sur la réforme des pensions à la fin des années 1920, en déclarant en 1929 qu’il était « non seulement stupéfait mais honteux [du fait que] onze ans après la guerre il fa[llait] non seulement plaider mais se battre pour [obtenir] justice ». Même si certains anciens combattants le trouvaient trop conciliant, le prestige que donnait son appui contribua à la création, par le gouvernement de Richard Bedford Bennett*, de la Commission canadienne des pensions en 1933. À la surprise d’un grand nombre de ses amis, il épousa la cause du désarmement durant ces années en parlant de la nécessité d’un dialogue international plutôt que d’un réarmement ; cette prise de position aboutit parfois à des discussions acharnées avec des soldats et d’anciens combattants.
Currie eut un autre accident vasculaire cérébral le 5 novembre 1933 ; il mourut le 30 novembre à l’hôpital Royal Victoria (il avait été un de ses administrateurs et un de ceux du Montreal General Hospital), à la suite de complications bronchiques causées par une pneumonie. Ses funérailles civiles et militaires eurent lieu à Montréal le 5 décembre ; il n’y en avait jamais eu de plus imposantes dans toute l’histoire du Canada. Environ 250 000 personnes regardèrent passer le cortège funèbre et des dizaines de milliers d’autres en écoutèrent le compte rendu, radiodiffusé d’un océan à l’autre. À Londres, le même jour, un service commémoratif eut lieu à l’abbaye de Westminster, bondée. Trois ans plus tard, la dépouille de Currie fut transportée du caveau familial jusqu’à un site plus en vue au cimetière du Mont-Royal, où une croix du sacrifice fut érigée le jour du troisième anniversaire de son enterrement. Lady Currie lui survivrait 36 ans. La grande dépression ayant eu un grave effet sur les finances personnelles de son mari, elle se trouva dans une situation précaire lorsque la McGill University décida qu’elle ne pouvait se permettre de continuer à lui verser une partie du salaire de Currie. En 1935, le gouvernement canadien reconnut finalement les « éminents services » de Currie de façon pécuniaire et accorda 50 000 $ à sa succession, mesure « qui aurait dû être prise […] à la fin de la guerre », selon le premier ministre Bennett. Le chef de l’opposition, William Lyon Mackenzie King, salua lui aussi la « reconnaissance tardive de […] l’un des plus distingués fils du Canada ». La fille de Currie, Marjorie Chaworth-Musters, avait épousé l’architecte montréalais Alexander Tilloch Galt Durnford au cours de l’année précédant la mort de son père. Le fils de Currie, Garner Ormsby, qui servirait pendant la Deuxième Guerre mondiale, fit carrière dans la fonction publique fédérale.
Même si la Première Guerre mondiale avait certainement fait de sir Arthur William Currie ce qu’il était, elle était aussi en grande partie responsable de son décès précoce. Toutefois, sa réputation perdurerait. Dans la plupart des livres d’histoire, il serait présenté comme un des plus grands généraux de la guerre, d’un côté comme de l’autre. Sa promotion au poste de commandant de corps, en juin 1917, serait souvent associée au sentiment identitaire canadien né des victoires au champ de bataille sur le front de l’Ouest. En 2004, la Société Radio-Canada lancerait un concours pour trouver « la plus grande personnalité canadienne » et, à l’issue du vote, Currie arriverait vingt-quatrième sur 100. En 2006, une statue à son effigie serait dévoilée à Ottawa ; elle ferait partie des 14 statues de personnalités historiques qui formeraient le Monument aux valeureux, érigé près du Monument commémoratif de guerre du Canada. Currie reste un Canadien très reconnu, étroitement associé au passage à la maturité du Canada, durant les coûteuses batailles de 1914–1918.
—Texte par Tim Cook, “«CURRIE, sir ARTHUR WILLIAM», dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 16, Université Laval/University of Toronto, 2003. Pour cette bibliographie et d'autres, visiter le Dictionnaire biographique du Canada.