par Paul Dalby
L’agile voilier s’est soudainement détaché du nuage d’épais brouillard suspendu au-dessus des eaux de la baie St-George, sur la côte ouest de Terre-Neuve. L’apparition d’un sloop à un seul mât dans ce décor glauque créait un effet mystifiant. Peinte entièrement en noir, son nom effacé, l’embarcation fendait le brouillard comme une lame.
L’équipage déroula le drapeau, un fanion noir décoré d’un crâne au-dessus d’un sabre d’abordage, et soudainement, le pont du navire se mit à grouiller d’activité : la centaine d’hommes se préparaient à une nouvelle journée de travail malhonnête. Ils installèrent douze grands canons sous l’œil vigilant de leur chef, un personnage imposant portant l’uniforme de la marine royale britannique et armé de deux pistolets et d’un sabre à courte lame.
Le capitaine avait l’air menaçant. De toute évidence, Maria Lindsey Cobham, la seule « reine pirate » du Canada, n’était pas un enfant de chœur.
Vérité ou fiction?
Pendant l’« âge d’or de la piraterie », que l’on situe de 1650 à 1720, il y avait peu de femmes en mer. On disait qu’elles portaient malheur, ou tout simplement qu’elles provoquaient des conflits entre les membres de l’équipage, privés de compagnie féminine depuis trop longtemps. La piraterie était un monde d’hommes. La plupart servaient sur des navires de guerre pour les Anglais, les Français et les Espagnols, et se retrouvaient sans travail dès qu’une trêve (précaire) s’installait. Les lois contre la piraterie étaient laxistes et difficiles à faire appliquer. En effet, le lien entre le corsaire et le pirate sans foi ni loi était pour le moins ténu.
« En temps de guerre, les gouvernements engageaient des corsaires pour attaquer des pêcheurs ennemis, et en période de paix, ils fermaient les yeux sur les pirates qui continuaient à s’en prendre à leurs ennemis », écrit l’historien de la marine, Dan Conlin, dans Pirates of the Atlantic: Robbery, Murder and Mayhem off the Canadian East Coast (2009).
Au moment où apparaît le couple Eric et Maria Lindsey Cobham, l’âge d’or est terminé. Les lois antipiraterie étaient appliquées avec plus de vigueur. Les Cobhams s’installèrent sur une région isolée de la côte ouest de Terre-Neuve en 1740. C’est de là qu’ils lancèrent leurs raids dans le golfe du Saint-Laurent, essentiellement contre des navires français.
Le couple a régné sans pitié sur les eaux de la région pendant près de 20 ans. Alors que les pirates la « belle époque » torturaient et tuaient quelques-uns des prisonniers faits sur les navires attaqués et libéraient les autres, les Cobhams assassinaient tous les membres d’équipage pour s’assurer qu’il n’y ait aucun témoin. Avant de remonter sur leur navire avec leur butin, ils coulaient celui qu’ils venaient d’attaquer. Puisqu’aucun survivant ne pouvait raconter ce qui était arrivé, les navires étaient simplement considérés « perdus en mer, sans survivant ».
Si l’on en croit les nombreuses légendes du folklore maritime sur Maria Lindsey, on pourrait en conclure que cette dernière avait toute la sensibilité d’un psychopathe. Elle aurait empoisonné tous les membres d’équipage d’un navire capturé pour le simple plaisir de les voir se tordre de douleur alors que le navire sombrait. À une autre occasion, on dit qu’elle aurait fait coudre de malheureux marins dans des sacs de jute, puis les aurait jetés à la mer pour les noyer, tout en prenant plaisir à les voir se débattre en vain. Elle aurait aussi utilisé ses prisonniers pour s’exercer au tir.
Même si certains s’interrogent sur la véracité de ces histoires et doutent même de l’existence des Cobhams, M. Conlin, l’historien et conservateur du Musée maritime de l’Atlantique à Halifax, pense que ces histoires sont sans doute vraies, avec quelques exagérations.
« S’ils avaient attaqué autant de navires qu’ils le prétendent, les Français s’en seraient aperçus et se seraient lancés à leur poursuite. Rien n’indique que cela se soit produit, explique M. Conlin. Ils étaient sans doute des « destructeurs », une sous-catégorie de pirates, mal définie mais fort dangereuse, qui s’en prenaient à des navires en détresse, assassinaient l’équipage et faisaient main basse sur tout objet de valeur. Ce genre d’incident n’était pas rare dans le golfe du Saint-Laurent, à différents degrés. Les Cobhams correspondent au type de pirates qui existait après l’âge d’or de la piraterie. Ils étaient généralement moins nombreux, mais plus cruels que ceux de la belle époque, qui a pris fin vers 1720.
Les légendes des exploits sanguinaires de Maria sont difficiles à vérifier. Les Cobhams n’ont jamais été traduits devant la justice, et aucun document officiel à leur sujet n’a été retrouvé.
« Il existe une foule de récits populaires, plus ou moins fiables, dans différents ouvrages parus à Terre-Neuve, explique M. Conlin. Tout cela découle d’une autobiographie écrite par Eric Cobham sur son lit de mort, en France, en 1780, et où il relate ses exploits sans aucune modestie. On ne sait pas si ce document a réellement existé. »
Un couple infernal
Philip Gosse a écrit au sujet de ce couple dans son ouvrage de 1924, The Pirate’s Who’s Who. Selon lui, le couple se serait rencontré au port de Plymouth, sur la côte sud-ouest de l’Angleterre. Ils avaient tous deux la jeune vingtaine et ce fut un coup de foudre instantané : il fut attiré par son sex-appeal, et elle, par son nouveau statut de pirate.
Maria Lindsey était une fille du coin, mais Eric Cobham venait de Poole (Dorset), un peu plus à l’est sur la côte sud. Il était l’un des milliers de jeunes garçons envoyés sur les navires de pêche vers Terre-Neuve. C’est donc sans surprise que l’on apprendra que Terre-Neuve est devenue une véritable « pépinière » de pirates en devenir.
Les pirates saisissaient leur butin en recourant à l’intimidation, mais leur nombre avait également un effet dissuasif assez convaincant auprès des équipages de la marine marchande, qui n’avaient d’autre choix que d’abandonner leurs marchandises sans livrer combat. Dans cette société sans foi ni loi, Eric Cobham n’eut pas à réfléchir longtemps avant de quitter le difficile métier de pêcheur pour embrasser une nouvelle vie de criminel. Alors qu’il n’avait pas encore 20 ans, il s’embarqua avec un groupe de contrebandiers et c’est ainsi que débuta sa carrière de pirate. Il ne lui manquait qu’un complice, et il la trouva dans une taverne de Plymouth, où elle servait à boire aux marins et leur offrait d’autres services de nature plus intime.
« Cobham, de passage à Plymouth, fit la rencontre d’une demoiselle nommée Maria, qu’il emmena à bord avec lui. Évidemment, cela devint une cause de jalousie, puisque les autres membres de l’équipage n’étaient pas autorisés à avoir des compagnes lors de leurs voyages », écrit Gosse.
La piraterie fut une véritable émancipation pour Maria, dont l’avenir à Plymouth se limitait à la prostitution et autres travaux dégradants.
En tant que pirate, elle était libre et indépendante, elle décidait de ses « horaires », et pouvait consacrer la majeure partie de sa journée à jouer aux cartes, à boire du rhum ou de la bière, et à manger des aliments fins. Les pillages et les massacres venaient agréablement pimenter ses journées.
Même si c’est elle qui a suivi son amant dans cette carrière de criminel, elle n’a jamais joué les seconds violons. Maria était sans conteste celle qui portait les culottes dans cette famille de pirates.
Malgré qu’ils ne se soient jamais mariés, Maria Lindsey et Eric Cobham formaient un couple qui a duré toute leur vie, une vie ancrée dans une quête sanguinaire pour l’argent et les sensations fortes.
Leur première aventure les mène à Bristol, un port de la côte ouest où l’activité commerciale était encore plus importante qu’à Londres. On dit que les Cobhams y auraient pris en otage un navire et volé 40 000 livres sterling en billets et en pièces.
Après leur traversée de l’Atlantique, ils arrivent à Nantucket, au Massachusetts, où ils capturent un sloop et prennent le large vers le nord à bord de leur nouvelle acquisition en direction de la pointe de l’île du Cap-Breton.
C’est là qu’ils trouvent le gros lot : une voie maritime vulnérable qu’empruntent des navires arrivant du golfe Saint-Laurent et faisant partie d’un triangle commercial. Les navires arrivaient à Terre-Neuve chargés de sel et de provisions, ramenaient des poissons salés vers les pays de la Méditerranée et revenaient ensuite vers l’Angleterre les cales pleines de vin, d’huile d’olive et de fruits séchés. Plus tard, l’ajout des fourrures à ce butin fit de ces navires une cible encore plus attirante, d’autant que les pirates des Caraïbes ne fréquentaient pas ces eaux nordiques.
« Le détroit anglais était devenu trop dangereux pour Cobham, qui décida de traverser l’Atlantique et de guetter les navires entre le Cap-Breton et l’Île-du-Prince-Édouard. Ce fut un pari très payant pour le pirate », écrit Gosse.
Les Cobhams devaient maintenant trouver un refuge sécuritaire pour cacher leur navire et le mettre au carénage. (Comme ils n’avaient pas accès à une cale sèche, les pirates mettaient leur navire au carénage ou le transportaient vers une plage sablonneuse à marée haute afin d’effectuer des travaux sur la coque exposée lorsque la marée redescendait. Le goudronnage de la coque évitait le problème persistant des fuites et l’enlèvement des mollusques permettait d’augmenter la vitesse du navire).
La reine pirate et son comparse avaient bien choisi leur navire. Même s’il était plus petit qu’un navire de guerre, leur sloop de 65 pieds n’avait un tirant d’eau que de huit pieds, lui permettant ainsi de naviguer dans des eaux auxquelles les navires de la marine n’avaient pas accès. Il était également apte à la navigation en mer et pouvait dépasser presque tous les autres navires en vitesse.
Le port que les Cobhams choisirent pour mettre leur navire en carénage était assez éloigné au nord des voies maritimes pour ne pas être découvert, mais à seulement deux jours de navigation du détroit de Cabot et du détroit de Belle Isle. Aucun navire de guerre ne pouvait les suivre à Sandy Point, à cette époque un banc de sable de deux kilomètres de long sur la côte ouest du sud de Terre-Neuve qui atteignait la baie St-George. (Aujourd’hui, ce banc de sable forme une île déserte, érodée par la mer). Les grands navires ne pouvaient pas traverser les hauts-fonds qui protégeaient Sandy Point.
Les biens volés étaient « blanchis » à Percé, dans la péninsule de Gaspé, où des navires légitimes embarquaient la marchandise de contrebande et la transportaient vers la France, sous le nez des navires de guerre de la marine royale. Le butin était vendu dans les « ports libres » français, où des aristocrates locaux s’adonnaient activement au marché noir.
Le sloop noir prenait les navires en embuscade les uns après les autres avec, dans son sillage, meurtres et violences.
« Maria prenait part à ces violences… et poignarda en plein cœur le capitaine d’un navire-prison de Liverpool, le Lion, avec son propre surin. À une autre occasion, pour satisfaire à l’un de ses caprices, un capitaine et deux de ses membres d’équipage furent attachés au guindeau alors que Maria leur tirait dessus avec son pistolet… En fait, le métier de pirate lui était venu tout naturellement », écrit Gosse dans The Pirate’s Who’s Who.
Maria portait toujours une veste d’officier de la marine britannique, selon David E. Jones dans son ouvrage de 1997 Warrior Women. Il ajoute qu’elle l’avait pris d’un jeune officier capturé lors d’un raid sur un navire de la marine royale.
« Elle le fit déshabiller sur le pont. Après avoir pourchassé le jeune homme avec son épée, elle lui prit son uniforme, un vêtement qui devint sa marque de commerce. Lorsque l’original fut trop usé pour être porté, elle en commanda de nouveaux sur le même modèle ».
L’équipage de Maria était principalement composé de déserteurs des flottes de pêche ou de la marine royale. Ceux de la marine étaient faciles à recruter. Ils avaient été forcés à prendre du service et, en cas de désertion, ne pouvaient pas quitter leur navire pendant une période de deux ans après avoir été repris. Les navires de la marine royale étaient souvent humides, sombres et terriblement sales, et la nourriture était recouverte d’asticots. D’ailleurs, le Dr Samuel Johnson décrira leur vie en mer comme suit : « c’est un peu comme être en prison, mais avec l’espoir de mourir noyé ».
Trahir le roi pour servir auprès de la reine pirate se traduisait par des rations d’alcool illimitées, par des punitions moins fréquentes et une meilleure nourriture.
Maria et Eric déjouèrent le destin pendant vingt ans. À la fin, ce fut le mari de Maria qui décida de quitter cette vie de débauche. Fatigués d’être continuellement en fuite et incroyablement riches, les Cobhams remballèrent leur attirail de pirate et levèrent les voiles vers la France. Ils y vendirent leur flotte de navires et leurs marchandises et achetèrent un joli domaine au Duc de Chartres, près du Havre.
Ils avaient maintenant leur propre port privé, du personnel et un endroit sûr, et fréquentaient la belle société française locale. Ils eurent également trois enfants. Eric Cobham se reconvertit en riche propriétaire terrien et pilier respectable de la communauté, complétant sa stupéfiante transformation en devenant un magistrat et ensuite un juge pour les tribunaux de France. Il occupa ce poste prestigieux, condamnant parfois certains de ses anciens comparses, pendant douze ans.
Avec les années, le couple de pirates s’éloigna. Eric accumulait les conquêtes, alors que Maria sombrait dans l’alcool, parfois agrémenté de laudanum, un opiacé reconnu pour ses propriétés antidouleur. Alors qu’Eric bâtissait sa réputation de Casanova, Maria s’enfermait et devint probablement folle.
Un saut fatal?
Un jour, Maria disparut, tout simplement. On lança des recherches, et après deux jours à ratisser les côtes, son corps fut retrouvé dans la mer, sous une falaise près du château des Cobham.
Une autopsie révélera des traces de poison. « Maria, remplie de remords, pourrait s’être empoisonnée au laudanum », conclut Gosse.
Peu de temps après, Eric Cobham la suit dans la tombe. Mais sur son lit de mort, il convoquera un prêtre et lui confessera ses nombreux crimes. On consigna ses confessions, plutôt décousues, et après sa mort, le prêtre tint sa promesse de publier ces récits.
Ce fut un véritable événement littéraire, mais qui n’eut pas l’heur de plaire aux trois enfants du couple. Ils furent horrifiés par ces révélations et étonnés de découvrir que leurs parents respectables avaient été des pirates sans foi ni loi. On dit qu’ils auraient acheté toutes les copies du livre pour les brûler, afin de se débarrasser de ce gênant héritage.
Mais il semblerait que l’on ait retrouvé une version fragmentaire de ce livre aux Archives Nationales à Paris, où elle resta cachée pendant tout le siècle dernier.
La vie de Maria Lindsey Cobham est-elle pure fiction ou réalité? Comme elle ne fut jamais prise, et ne subit jamais de procès, elle demeure une énigme.
Les historiens admettent que si son histoire est vraie, Maria Cobham aura sans doute été la seule femme pirate à terroriser le Canada Altantique.
Ses exploits sont encore transmis d’une génération de marins à une autre. Avouons que rien n’est plus passionnant qu’une bonne histoire de pirate!
Femmes fatales
La piraterie n’est-elle qu’un monde d’hommes? Oh que non! Ces femmes ont pillé et volé avec le même aplomb que les pires d’entre eux.
Alvilda–Selon un document danois datant du XIIe siècle, Gesta Danorum, Alvilda était la fille d’un roi suédois du IXe siècle. Elle s’enfuit pour ne pas avoir à épouser le mari qui lui était destiné et se joignit à un équipage de femmes pirates, toutes habillées en hommes. Elles sillonnèrent la mer Baltique et firent équipe avec un groupe d’hommes pirates qui avaient perdu leur capitaine. Selon la légende, Alvilda fut finalement vaincue lors d’une bataille en mer par Alf, le prince du Danemark, l’homme qu’elle devait épouser. Elle accepta cette fois sa proposition.
Anne Bonney–Fille illégitime d’un riche homme d’affaires de Cork et de sa servante, Anne Bonney grandit au début des années 1700 dans une riche plantation des Carolines américaines. Elle refusa d’obéir à son père qui voulait qu’elle épouse un homme riche et fut déshéritée après avoir convolé avec un marin sans le sou. Elle le quitta plus tard pour un capitaine pirate du nom de John Rackham. Habillée en homme, elle parcourut les mers des Caraïbes avec « Calico Jack » et participa à la capture de nombreux navires. Elle fut prise par les autorités près de la Jamaïque en 1720. Selon l’ouvrage de Charles Ellms de 1855, The Pirate’s Own Book, elle était enceinte au moment de son procès et, contrairement à son mari, ne fut pas exécutée.
Mary Read—Compagne d’Anne Bonney, Mary Read était également une enfant illégitime. Selon The Pirates Own Book, sa mère célibataire l’éleva comme un garçon. Elle était de forte constitution et servit avec distinction comme soldat, épousant un de ses frères d’armes. Après sa mort, elle prit la mer, en direction des Antilles. Mary Read se joignit finalement à l’équipage de Calico Jack. Elle y rencontra Anne Bonney et les deux restèrent amies fidèles tout au long de leurs aventures. Mary Read fut capturée en 1720, avec Calico Jack, Bonney et le reste de l’équipage. Comme Bonney, elle était enceinte au moment de son procès et son exécution fut retardée. Elle mourut de maladie avant d’être exécutée.
Madame Ching–Décrite dans le livre de 2004 de Gilles Lapouge Pirates and Buccaneers comme une « femme grossière au visage d’ours », Madame Ching terrorisait les côtes du sud de la Chine au début des années 1800. Veuve du capitaine pirate Ching-Yih, Madame Ching avait du talent pour la piraterie, élargissant la flotte de son défunt mari pour atteindre plus de 2 000 navires. À la fin de sa carrière, elle était une force incontestée dans la région. Elle réussit à obtenir un pardon pour elle et son équipage auprès de l’empereur chinois, qui lui confia le commandement d’une partie de sa flotte impériale. Elle mourut, très riche, en 1844.
Et Cetera
Pirates of the Atlantic: Robbery, murder and mayhem off the Canadian East Coast by Dan Conlin. Formac Publishing Co. Ltd., Halifax, 2009.