par Sarah Burton
On en connaît très peu sur Lizzie Cyr. Son dossier d’arrestation indique qu’elle mesurait cinq pieds six pouces, avait les yeux bruns et le teint foncé. Elle est née au Canada et est décrite comme une « S.M. » (ou Sang-Mêlé). Son occupation officielle était « épouse » et son occupation criminelle, « vagabonde » (ou prostituée). Ses photos signalétiques montrent une femme d’allure sympathique, mais timide, peut-être même un peu craintive. Cependant, de profil, avec ses yeux fixés vers le sol et son regard de victime, Lizzie Cyr a l’air bien plus vieille que les vingt-neuf ans inscrits à son dossier.
Elle est dénoncée à la police par John James Ryan le 17 mai 1917. Même si John et Lizzie se connaissaient depuis de nombreuses années, ils renouent six jours plus tôt. Lizzie avoue à John qu’elle est sans le sou et se retrouve à la rue, et ce dernier lui permet de passer la nuit chez lui. Ils ont une relation sexuelle, pour laquelle John lui paye dix dollars. Le lendemain matin, le samedi, elle se déclare malade et reste chez John pour une autre nuit. Le dimanche, 13 mai, John, déjà lassé d’elle, la met à la porte. Quelques jours plus tard, il tombe également malade et reconnaît les symptômes de la gonorrhée, qu’il avait déjà contractée sept ans plus tôt. Il décide donc d’éviter une visite chez le médecin et d’aller directement à la pharmacie pour obtenir des médicaments. Le lendemain, il voit Lizzie et lui propose ce qui suit : si elle paie pour son traitement, il ne la dénoncera pas. Lizzie refuse et John la dénonce. Elle est arrêtée l’après-midi même. Elle n’avait pas un sou en sa possession.
Lizzie fut accusée en vertu de l’alinéa 238a) du Code criminel, qui établissait ce qui suit :
Est une personne désoeuvrée, trouvée en état d’inconduite ou de vagabondage toute personne qui,
a) n’ayant aucun moyen de subsistance visible se trouve en situation de vagabondage ou loge dans une grange ou dans des installations sanitaires extérieures, ou dans tout immeuble déserté ou vacant, dans un chariot ou un wagon de train de marchandises, ou dans tout bâtiment de gare, et qui n’est pas en mesure de préciser son occupation ou qui n’a visiblement aucun moyen d’assurer sa subsistance et vit sans emploi.
C’était un incident sordide et assez fréquent qui aurait dû passer inaperçu, mais par un concours de circonstances particulier, l’arrestation et le procès de Lizzie Cyr devinrent l’événement déclencheur qui mènera, dix ans plus tard, à l’une des décisions les plus importantes de la jurisprudence canadienne, l’affaire Personne du 18 octobre 1929, et qui établit, une fois pour toutes, que les femmes sont en effet des personnes aux termes de la loi. Ironiquement, l’affaire impliquait une femme qui niait à une autre le droit à une défense juste et équitable.
Le procès de Lizzie Cyr eut lieu le 18 mai 1917, soit le jour suivant son arrestation, en l’absence de jury. Même s’il s’agissait d’un acte criminel, le vagabondage n’était pas jugé un crime assez grave pour être soumis à un jury. Par conséquent, le seul intermédiaire entre l’accusée et le pouvoir absolu des magistrats était son avocat, John McKinley Cameron.
Né à Pictou, en Nouvelle-Écosse, en 1879, John McKinley Cameron obtint son diplôme en droit à Dalhousie et devint membre du barreau en 1904. Pendant plusieurs années, il pratiqua le droit en Nouvelle-Écosse à titre d’avocat pour l’union des travailleurs miniers, mais en 1911 (ou 1909 selon certaines sources), il déménagea à Calgary avec sa famille. En 1914, il y ouvrit son propre cabinet, spécialisé en droit criminel. Cameron, un homme intelligent ayant une connaissance encyclopédique du Code criminel, se tailla rapidement la réputation d’être un avocat brillant, mais plutôt excentrique. Il aimait les plaisirs simples de la vie, notamment dormir dans le grenier de son garage en compagnie de ses chiens de chasse. Il avait une approche détendue à l’égard de la profession et apparaissait souvent en cour portant des habits mal assortis et froissés, et des bottes de caoutchouc. Cependant, son irrévérence à l’égard du code vestimentaire ne s’est jamais répercutée sur son travail. Cameron prenait sa carrière très au sérieux. Il acceptait des dossiers de clients qui souvent n’étaient pas en mesure de le payer, car ses motivations allaient bien au-delà de l’argent ou du prestige. Bon nombre de ses clients provenaient des bas-fonds de la société, notamment des mineurs, des Chinois, des immigrants, des joueurs compulsifs, des contrebandiers d’alcool et des prostituées.
C’est au printemps de 1917 que son chemin croisa celui d’une jeune femme nommée Lizzie Cyr (alias Waters). Le lecteur ne sera pas étonné d’apprendre qu’il accepta de la représenter.
Dès le départ, Cameron adopte une position offensive, affirmant que selon lui, les accusations ne sont pas fondées : « Il y a des centaines de femmes dans la ville de Calgary qui ne gagnent pas d’argent et qui ne sont pas des vagabondes ». Il déposera donc un plaidoyer de non-culpabilité pour sa cliente. « Je tiens également à mentionner que votre Honneur n’a ni la compétence, ni le pouvoir requis pour juger cette affaire », ajoute-t-il.
John Ryan sera le premier à témoigner. Cameron, faisant preuve à la fois de finesse et d’agressivité, utilise le propre témoignage de John pour remettre en question sa vertu et sa crédibilité.
Q. À quel moment avez-vous consulté un médecin au sujet de votre [gonorrhée]?
R. Je n’ai pas consulté de médecin à ce sujet. Lorsque j’ai ressenti les premiers symptômes, je suis allé à la pharmacie pour me procurer des médicaments.
Q. Et à quel moment cela s’est-il produit?
R. La journée avant hier.
Q. Quel médecin avez-vous consulté?
R. Je n’ai pas vu de médecin. Je suis allé voir M. McGill et je lui ai décrit mes symptômes. Il m’a dit « j’ai les médicaments qu’il vous faut ».
Q. Êtes-vous toujours sans domicile fixe?
R. Je ne suis pas sans domicile fixe. J’ai une maison et je travaille chaque jour.
Q. Avez-vous une famille?
R. Non, je ne suis pas marié. Je loue une maison et je suis là tous les soirs.
Q. Vous allez donc agir comme il se doit et laisser les filles tranquilles jusqu’à ce que vous soyez guéri?
R. Oui.
Cameron souligne ici que John Ryan est un risque pour la société tout autant que Lizzie en ce qui a trait à la transmission de la maladie. Non seulement s’agit-il d’une récidive, mais John avoue lui-même qu’il n’est pas un modèle de vertu. En couchant avec d’autres prostituées, il peut leur transmettre la maladie et ainsi contribuer à la propager dans toute la ville de Calgary.
Q. Hormis le fait d’avoir été infecté, avez-vous d’autres objections à formuler au sujet de Lizzie Cyr?
R. Mon objection, c’est que je ne voulais pas garder une prostituée chez moi et elle ne voulait pas partir.
Q. Vous avez donc amené une prostituée chez vous?
R. Oui, pour une nuit.
Q. Vous aviez déjà contracté la gonorrhée et avez cru bon d’inviter une prostituée chez vous… Êtes-vous certain de n’avoir rien à vous reprocher et de ne pas avoir contracté la maladie avec une autre femme?
Ici, Cameron remet en question l’origine de la maladie. De toute évidence, John n’était pas un homme sans reproches et avait sans doute eu des relations avec d’autres femmes par le passé. Comment pouvait-il savoir, hors de tout doute, que cette maladie lui avait été transmise par Lizzie Cyr? John a répondu que Lizzie était la seule femme avec laquelle il avait eu « des relations », ce à quoi Cameron a répondu « Vous êtes très raisonnable… ».
L’interrogatoire se poursuit :
Q. Quel est votre moyen de subsistance?
R. Je travaille.
Q. Travaillez-vous maintenant?
R. Eh bien, si je n’étais pas ici en ce moment, je travaillerais à la Central Methodist Church.
Q. Je crains que vous ne contaminiez les membres de l’église. Travaillez-vous toujours pour l’église?
R. Oui, l’adjudant m’a appelé à l’Armée du Salut.
Q. Lui avez-vous avoué que vous aviez la gonorrhée?
R. Non.
Q. Quel type de travail effectuez-vous à l’église, nous ne voudrions pas que contaminiez tous ses membres… Le 17 mai, on l’a accusée de n’avoir aucun moyen visible de subsistance. Ne saviez-vous pas qu’elle était une honnête femme mariée?
R. Je l’ai vu se promener dans le coin.
Q. Il faut être deux pour avoir une relation sexuelle. Êtes-vous un homme honnête?
John, de plus en plus irrité, répond : « Je travaille et je gagne ma vie… ».
Cameron a peut-être réussi à faire passer John pour un imbécile en cour, mais ce dernier était tout sauf idiot. Il savait très bien qu’en sa position d’homme possédant une maison et un emploi (dans une église, rien de moins!), les chances étaient de son côté. Sinon, il n’aurait sans doute pas dénoncé Lizzie à la police, puisqu’en posant un tel geste, il devait s’incriminer lui-même. Il connaissait aussi bien que Cameron les craintes de la société à l’égard des maladies vénériennes et les préjugés relativement à certains groupes de personnes.
Même si, par le passé, les autorités et le public avaient toléré le vagabondage et la prostitution à Calgary, les années 1910 ouvrirent la voie à une série de réformes sur les plans social et moral. Les puristes et les réformateurs des mœurs, prenant la forme de groupes religieux, de ligues de citoyens, du YWCA et du Conseil national des femmes, exercèrent des pressions sur les politiciens et les policiers afin qu’ils agissent pour freiner la contagion du vice dans la ville. Les forces policières de Calgary, dont l’effectif était insuffisant et mal formé, furent grandement améliorées sous la direction des chefs de police Thomas Mackie (1909-1912) et Alfred Cuddy (1912-1919). Cuddy a notamment lancé une campagne de nettoyage en profondeur, fermant toutes les maisons de débauche aux abords de la ville. En plus des craintes et de l’indignation exprimées à l’égard de la décadence du peuple, la peur des maladies vénériennes joua également un rôle important dans ce changement d’attitude à l’égard des prostituées. Même si les maladies comme la syphilis et la gonorrhée touchaient tous les paliers de la société, elles étaient essentiellement associées aux femmes « immorales ». L’historien David Bright écrit : « Les mesures de coercition, les inspections et les poursuites qui s’ensuivirent eurent pour effet de reléguer au second plan les droits individuels de ceux et celles qui étaient soupçonnés de transmettre la maladie, au profit de l’objectif ultime de protéger la sécurité de la nation ». De telles attitudes, ainsi que la discrimination tenace dont étaient victimes les femmes métisses et autochtones, constituaient des facteurs aggravants pour Lizzie Cyr.
Tout au long de son interrogatoire, John fait valoir le fait que Lizzie avait la gonorrhée et qu’elle présentait donc un danger pour le public dans son ensemble : « Elle est contaminée et ne devrait pas se promener ainsi ». Il l’a accusée d’avoir quitté son mari et a ensuite laissé entendre qu’elle entretenait une relation indécente avec un Chinois, une association qui à l’époque, compte tenu des sentiments antiorientaux qui prévalaient, aurait nui encore davantage à Lizzie Cyr. Lorsque John se présente chez Cyr le jour avant le procès pour lui réclamer le paiement, il tombe sur cet homme :
R. J’ai frappé à la porte, qui était verrouillée. Quelques minutes plus tard, elle a ouvert la porte. Un Chinois se trouvait dans la chambre avec elle.
Q. Le Chinois était-il là pour le service de blanchisserie?
R. La porte était verrouillée.
Q. Avez-vous prévenu le Chinetoque à son sujet?
R. Non, lorsque le Chinetoque m’a vu, il est parti.
Q. Vous ne savez pas s’il a emporté quelque chose avec lui?
R. Non, ils étaient ensemble dans la chambre et la porte était verrouillée.
Cameron n’insiste pas, mais interroge plutôt John au sujet de sa maladie :
Q. Comment saviez-vous que vous aviez la gonorrhée? Avez-vous consulté un médecin?
R. J’ai eu des écoulements.
Q. Quels types d’écoulements?
R. Des écoulements au niveau du pénis. Un homme qui a déjà eu la maladie en sait un peu plus à ce sujet.
Q. Avez-vous consulté un médecin?
R. Non...
William Symons, le policier qui a procédé à l’arrestation, est le prochain à être assermenté. Cameron l’interroge au sujet des circonstances entourant l’arrestation. Apparemment, Lizzie a admis avoir pris le dix dollars, mais rien ne permet de prouver l’origine de la maladie. « Que connaissez-vous des faits dans cette affaire? Vous ne savez pas si elle lui a transmis la gonorrhée? », lui demande Cameron. « Non, répond Symons, tout ce que je sais, c’est ce que Ryan m’a dit. »
La juge, Alice Jamieson, interrompt alors brusquement les procédures : « Lizzie Cyr, je vous condamne à six mois de travaux forcés à MacLeod ». Cette décision soudaine met fin abruptement à la plaidoirie de Cameron. Naturellement, il s’y oppose. Lizzie n’avait eu aucune chance de se défendre et Cameron était indigné. « Je vais m’assurer que votre décision soit infirmée », lance-t-il à la juge Jamieson.
La décision de la juge semble hâtive et dure, d’autant que sa nomination à titre de magistrate de police en 1916 visait justement à assurer des procès équitables pour les femmes délinquantes. L’historien John MacLaren écrit,
Ces femmes [magistrates] nourrissaient d’autres valeurs et croyances que leurs collègues masculins. Ces opinions se reflétaient dans leur approche à l’égard du vice en général, et du traitement des femmes perdues, incluant les prostituées, en particulier. Déjà confrontées à l’exploitation des jeunes femmes par leurs proxénètes et souteneurs, elles étaient indignées par la façon injuste, insensible et aléatoire avec laquelle le droit criminel était appliqué par les agents de police masculins, par les procureurs et les magistrats.
Cependant, cela ne signifie pas que les magistrates étaient tolérantes envers ces femmes, loin s’en faut. En fait, MacLaren cite la décision de la juge Jamieson à l’égard de Lizzie pour prouver ce point. Même si les magistrates étaient souvent plus conciliantes avec les jeunes délinquantes ou celles qui en étaient à leurs premiers démêlés, les délinquantes endurcies ou impénitentes étaient traitées plus durement. Les magistrates telles que Jamieson et Emily Murphy (la seule autre magistrate de police du Commonwealth) considéraient généralement que ces délinquantes pouvaient bénéficier d’un emprisonnement. Sans doute, le dossier de Lizzie a convaincu la juge que son redressement passait par une punition sévère. Dans les quatre années précédant son arrestation en 1917, Lizzie a été arrêtée deux fois pour ivresse et une fois pour vagabondage. La peine la plus sévère lui a été imposée pour cette dernière accusation : soixante jours de travail forcé. Lizzie a reçu la peine d’emprisonnement maximale qui pouvait être imposée en vertu du Code criminel. (D’une certaine façon, elle a eu de la chance, car la juge aurait pu lui demander de payer une amende de 50 $, en plus de sa peine d’emprisonnement!)
Bien sûr, la juge Jamieson n’avait pas la tâche facile. L’attaque de Cameron contre son autorité n’était sans doute pas la première, et ne sera pas la dernière. En effet, Cameron lui-même remettra en cause ses qualifications lors d’un autre procès, sept mois suivant celui de Lizzie. Cette situation était certainement une grande source d’anxiété pour la juge Jamieson. Dans une entrevue publiée dans le Calgary Daily Herald du 13 mars 1920, elle dit :
Je vous assure qu’être la première femme magistrate n’a rien pour susciter l’envie. J’ai dû combattre de nombreux préjugés de la part de certains membres de la profession juridique et du service de police. Lorsque je suis entrée en fonction au tribunal de la police, où l’on m’a accueillie avec froideur, c’est le moins qu’on puisse dire, je me suis dit : « Pourquoi suis-je venue ici… Je n’ai pas besoin de m’imposer cela. Mais j’ai relevé la tête et j’ai pensé : Eh bien, maintenant j’y suis, j’y reste! ».
Peut-être que la juge Jamieson voulait prouver qu’elle pouvait faire son travail et bien le faire; peut-être essayait-elle d’être le meilleur juge possible : parfois dur, mais toujours impartial.
Enfin, comme le souligne David Bright, la prostitution et le vagabondage en 1917 étaient des « crimes de situation ». Il n’était pas nécessaire de prouver un incident précis en cour, il suffisait de montrer que l’accusée menait un certain type de vie. Cela apparaît évident dans l’affaire Cyr. Dans le cadre de son témoignage, John mentionne plusieurs faits qui prouvent que Lizzie menait ce type de vie : elle avait la gonorrhée; elle était qualifiée de « femme facile »; elle « traînait dans le coin », ce qui sous-entendait qu’elle n’en était pas à sa première infraction et qu’elle était une prostituée endurcie; elle n’avait pas d’argent; elle avait quitté son mari et n’avait donc aucun moyen de subsistance; et enfin, elle était associée à d’autres éléments indésirables de la société. Évidemment, il est apparu évident pour la juge Jamieson que Lizzie menait une vie qui justifiait une condamnation et une peine de prison, même si sa décision ne reposait que sur des rumeurs.
John McKinley Cameron détestait perdre. En fait, il se présenta devant la Cour d’appel supérieure de l’Alberta plus souvent que tout autre avocat entre 1912 et 1932. Peut-être était-il un pauvre type à l’esprit étroit, ou peut-être était-il quelque chose de plus complexe. Mais après avoir perdu dans l’affaire Cyr devant la juge Jamieson au printemps de 1917, Cameron en appela non seulement de sa décision, mais également de son droit d’agir à titre de magistrate. Le 14 juin, le juge David Scott de la Cour suprême de l’Alberta, rejette sa requête, même s’il a lui même des réserves quant au droit pour une femme d’occuper une charge publique : « Même si je doute qu’une femme ait les qualifications requises pour être nommée à une telle charge, je crois que la légalité d’une telle nomination ne peut être remise en cause dans le cadre de la présente requête. » Cameron déposera donc une autre requête, cette fois devant la section d’appel de la Cour suprême de l’Alberta. Les juges Beck Stuart, C.J. Harvey et J.J. Walsh la rejetèrent également. Le juge Stuart, pour sa part, n’a aucune appréhension quant aux capacités d’une femme à occuper une charge publique :
Je pense donc qu’en appliquant le principe général sur lequel repose le common law, soit l’application de la raison et du bon sens à la lumière des nouvelles conditions, ce tribunal se doit de déclarer que dans cette province et dans les conditions qui existent présentement, rien selon le common law ne justifie la disqualification d’une personne au titre de titulaire d’une charge publique pour le gouvernement du pays pour des motifs reliés au sexe. Ce faisant, je suis d’avis que nous revenons à la période plus libérale et éclairée du Moyen Âge en Angleterre et passons outre les préceptes plus sévères et étroits d’esprit qui ont caractérisé le milieu du 19e siècle dans ce même pays.
Cette décision fait de l’Alberta la première province à reconnaître juridiquement le droit des femmes, en tant que personnes, à occuper une charge publique. LES JUGES ÉTABLISSENT QUE LA NOMINATION DE MME JAMIESON EST LÉGALE annonce le Calgary Daily Herald du 26 novembre 1917.
Cependant, les politiques canadiennes ne reflétaient pas celles de l’Alberta. Emily Murphy, Henrietta Edwards, Nellie McClung, Louise McKinney et Irene Parlby, mieux connues sous le nom des Célèbres cinq, exhortent la Cour suprême du Canada à donner suite au précédent établi en Alberta. Le 24 avril 1928, la Cour rend une décision contraire à celle de la province, établissant que les femmes ne sont pas des personnes au sens juridique. Tenaces, les cinq femmes portent leur cas directement devant le Conseil privé britannique, outrepassant ainsi les pouvoirs juridiques canadiens. La Grande Bretagne infirmera la décision du Canada le 18 octobre 1929, affirmant, une fois pour toutes, que les femmes sont en effet des personnes au sens de la loi.
La juge Jamieson conserva donc son poste de magistrate de police tout au long de la lutte menée par les femmes pour être considérées comme des personnes au sens de la loi. En 1931, elle prit sa retraite, deux ans après la victoire de l’affaire Personne. Cameron poursuivit également sa brillante carrière. Il devint célèbre après avoir défendu le contrebandier d’alcool italien Emilio Picariello et son complice, Florence Losandro (voir le Beaver, juin/juillet 2004), accusés d’avoir assassiné le constable Stephen Lawson en 1923. Même s’il ne gagna pas ce procès, il resta convaincu que les deux hommes étaient innocents. Il continua à pratiquer le droit jusque dans les années 1930 et mourut en 1943.
Même si l’affaire Personne constitue une victoire pour la plupart des femmes canadiennes, elle fait tout de même une victime. La légitimité de la juge Jamieson étant confirmée, sa décision de condamner Lizzie Cyr le sera aussi. Lizzie fut emprisonnée six mois dans les baraquements de la Royale Gendarmerie à cheval du Nord-Ouest à MacLeod, dans une cellule surpeuplée et mal ventilée, où elle fut exposée à des maladies telles que la typhoïde, la bronchite et la rougeole. On ne sait pas très bien à quels travaux forcés elle fut astreinte. Lizzie Cyr aurait par la suite, en 1922, travaillé comme serveuse à l’hôtel King Edward de Pincher Creek, une petite communauté au sud-ouest de Fort MacLeod, où se trouvaient d’autres Cyr, peut-être des membres de sa famille. Par la suite, Lizzie Cyr, également connue sous le nom de Waters, disparaît de notre histoire sans faire de bruit, une fin sans doute banale pour une prostituée métisse sans le sou.
Sarah Burton habite et travaille à Winnipeg.
Cet article est paru à l’origine dans le numéro d’octobre-novembre 2004 du magazine The Beaver.