par James M. Pitsula
En 1901, Frederick Haultain, premier ministre des Territoires du Nord-Ouest, propose de créer une seule province formée de la région entre le Manitoba et la Colombie-Britannique. Le gouvernement du Canada s’y opposera en adoptant une loi donnant lieu à la création de deux nouvelles provinces de taille et de population à peu près équivalentes. Le premier ministre Wilfrid Laurier affirmait à l’époque que ces territoires étaient trop vastes pour ne former qu’une seule province et que l’Alberta n’accepterait jamais d’être dirigée par Regina, qui était la capitale territoriale depuis 1882. En outre, l’Ontario et le Québec ne voyaient pas d’un très bon œil l’émergence d’une seule grande province dans l’Ouest qui risquait de compromettre leur propre domination au parlement fédéral. La solution des deux provinces fut donc adoptée et l’Alberta et la Saskatchewan virent officiellement le jour en septembre 1905.
Cent ans plus tard, on souligne ces anniversaires à grand renfort de défilés, de pique-niques et de concours. Ces célébrations permettent aux communautés de se définir et d’exprimer leurs valeurs propres, de faire le point sur les difficultés surmontées et les progrès réalisés, ainsi que sur leurs perspectives futures. Ces communautés ne célèbrent pas leur passé historique, mais plutôt un passé qui les rend fières de leur présent et leur donne espoir en l’avenir. En approfondissant la réflexion, on peut se poser la question suivante sur les anniversaires de l’Alberta et de la Saskatchewan : comment deux provinces, à l’origine si semblables, sont-elles devenues si différentes? L’Alberta moderne est une terre où règne la libre entreprise et les impôts peu élevés, la Saskatchewan est le symbole de l’assurance-maladie et des sociétés d’État. James Blanchard, ancien ambassadeur des États-Unis au Canada, cite une description de Calgary : « C’est tout comme le Texas, juste un peu moins antiaméricain ». Personne n’aurait l’idée de faire le même commentaire au sujet de Regina. Chaque province, en construisant sa propre identité, a contribué à définir ce que nous sommes en tant que Canadiens. Nous avons tous un peu de l’Alberta et de la Saskatchewan en nous.
Le « dernier front pionnier de l’Ouest » (the « last, best West ») fut la destination de milliers de colons en quête d’une vie meilleure de la fin des années 1890 jusqu’au début des années 1900. Les deux provinces étaient alors en pleine expansion : la population de l’Alberta est passée de 73 000 à 374 000 habitants entre 1901 et 1911, et celle de la Saskatchewan, de 91 000 à 492 000 pendant la même période. L’arrivée massive d’immigrants ne parlant pas l’anglais donna lieu à d’importants efforts pour les convertir aux valeurs et à la culture du Canada britannique. Malgré une composition ethnique diversifiée, les populations de ces deux provinces étaient différentes. L’Alberta, qui fut colonisée la dernière, profita de l’afflux de colons américains attirés par le prix abordable des terres canadiennes. Dans les régions rurales de l’Alberta, pendant les années 1920, les colons américains dépassaient en nombre les Britanniques dans une proportion de deux pour un. En Saskatchewan, les Britanniques étaient légèrement plus nombreux que les Américains. Également, la majeure partie des ex-Américains en Alberta étaient d’origine anglo-saxonne, alors qu’en Saskatchewan, les colons étaient en grande partie d’origine allemande et scandinave. Compte tenu des préjugés ethniques de l’époque, les Américains de l’Alberta étaient plus susceptibles que leurs contreparties de la Saskatchewan d’occuper des postes de leadership et d’influence.
Lors des élections provinciales de 1905, les Libéraux remportèrent 23 des 25 sièges en Alberta, et 16 des 25 sièges en Saskatchewan. Les deux administrations adoptèrent des politiques similaires dans certains dossiers clés. Le gouvernement de l’Alberta accusait alors la compagnie de téléphone Bell de ne pas offrir un service adéquat aux clients des régions rurales. Il acheta Bell en 1907 et créa la Alberta Government Telephones. Le gouvernement de la Saskatchewan fit la même chose en 1909, sauf que dans cette province, le gouvernement ne possédait que le service interurbain, laissant le service local à de petites entreprises organisées au niveau municipal. Le premier ministre Walter Scott préférait l’aide gouvernementale à la propriété en bonne et due forme car il jugeait que les entreprises étaient plus efficaces lorsque les citoyens pouvaient participer à leur gestion. La création de la Saskatchewan Cooperative Elevator Company en 1911 en est un autre exemple. Malgré les pressions exercées par des groupes d’agriculteurs en faveur d’une participation gouvernementale directe dans la manutention des grains, le gouvernement Scott choisit plutôt de consentir un prêt à une entreprise d’élévateurs appartenant à un agriculteur. Le premier ministre de l’Alberta, Arthur Sifton, instaura la même politique en 1913. Les deux provinces adoptèrent une loi en 1909 pour offrir des cautionnements de garantie aux compagnies de chemin de fer afin de favoriser la construction des voies secondaires, rassurant ainsi les agriculteurs qui avaient de la difficulté à acheminer leurs récoltes vers les marchés.
Les politiques sociales de l’Alberta et de la Saskatchewan suivaient également des voies parallèles. Les deux provinces réagirent avec patriotisme au déclenchement de la Première Guerre mondiale et profitèrent toutes deux du développement économique qui s’ensuivit. Le prix du blé tripla et les superficies cultivées doublèrent. L’esprit de sacrifice prévalant en temps de guerre intensifia le mouvement des réformes sociales qui avait pris naissance avant la guerre et qui maintenant pouvait se matérialiser. Lors d’un référendum tenu en Alberta, en juillet 1915, les citoyens votèrent en faveur de l’interdiction de la vente d’alcool, et la Saskatchewan lui emboîta le pas en décembre 1916. Les femmes de la Saskatchewan obtinrent le droit de voter en mars 1916, les femmes de l’Alberta, un mois plus tard.
La guerre porta également le mouvement de contestation des agriculteurs vers de nouveaux sommets. Les cultivateurs de l’Ouest se considéraient depuis longtemps victimes des grandes entreprises, les sociétés céréalières, les banques et les compagnies de chemin de fer, toutes installées dans le centre du Canada. Ils jugeaient que l’Ontario et le Québec menaient la danse, ce qui se traduisait par des tarifs plus élevés visant à protéger les fabricants du Canada central aux dépens des producteurs de l’Ouest. Pendant la guerre, les agriculteurs se sentirent doublement trahis. En effet, le gouvernement fédéral leur avait promis d’exempter leurs fils du service militaire obligatoire, pour ensuite revenir sur sa décision. Il imposa un plafond sur le prix du blé lorsqu’il était élevé, mais supprima le plancher lorsque les prix étaient faibles. La frustration croissante des agriculteurs mena à la création du parti Progressiste, qui fit élire 64 députés au Parlement, à Ottawa, lors de l’élection générale de 1921.
Pendant la guerre, les agriculteurs se sentirent doublement trahis. En effet, le gouvernement fédéral leur avait promis d’exempter leurs fils du service militaire obligatoire, pour ensuite revenir sur sa décision. Il imposa un plafond sur le prix du blé lorsqu’il était élevé, mais supprima le plancher lorsque les prix étaient faibles. La frustration croissante des agriculteurs mena à la création du parti Progressiste, qui fit élire 64 députés au Parlement, à Ottawa, lors de l’élection générale de 1921.
Alors que ce mouvement de contestation atteignait son paroxysme, l’Alberta et la Saskatchewan commencèrent à s’éloigner l’une de l’autre. Les agriculteurs de l’Alberta suivirent l’idéologie d’Henry Wise Wood, né au Missouri, qui faisait la promotion d’un concept alors radical, le « gouvernement collectif ». Wood rejetait non seulement les partis Libéral et Conservateur, mais également tout le système des partis. Jugeant que les partis étaient achetés par les grandes corporations, il exhortait les agriculteurs à se lancer en politique en formant une catégorie économique. Il encourageait également d’autres groupes, comme les syndicats organisés et les professionnels, à faire de même. Les groupes ainsi formés feraient ensuite front commun pour adopter des lois au bénéfice de toute la communauté. Attaqué pour ses doctrines qualifiées de « soviétiques » et étrangères aux traditions britanniques, Wood répondit qu’il conseillait aux agriculteurs de suivre tout simplement l’exemple des grandes entreprises, soit de s’organiser afin de protéger leurs propres intérêts.
Henry Wise Wood n’était pas qu’un autre leader du mouvement agricole exigeant une hausse du prix du blé et une baisse des frais de transport par train. Il était un visionnaire et un prophète. Il décrivait le groupe United Farmers of Alberta, dont il fut le président de 1916 à 1931, comme « l’enfant qui habite mon cœur et l’espoir de toute ma vie ». Ce mouvement incarnait le principe selon lequel la coopération devait être aux fondements de toutes les relations humaines. Sa philosophie était populaire en Alberta, en partie parce que les Américains formaient une grande proportion de la population. En effet, ils n’avaient aucun attachement particulier à la tradition parlementaire britannique et étaient attirés par des solutions reposant sur la démocratie populaire. En outre, comme l’Alberta fut la dernière province à être colonisée, ses agriculteurs étaient ceux dont la dette était la plus lourde et qui payaient les frais de transport les plus élevés. Ils étaient prêts pour un changement radical.
L’UFA demeura loin des grands partis traditionnels, en grande partie grâce à Henry Wise Wood. Même si l’idéal du gouvernement collectif de Wood ne se concrétisa jamais, l’UFA réussit à former un gouvernement en Alberta en 1921 et à rester au pouvoir jusqu’en 1935. Lorsque les progressistes fédéraux furent réintégrés au sein du giron libéral (le premier ministre Mackenzie King les qualifiait de « Libéraux pressés »), les députés de l’Alberta restèrent fidèles aux valeurs de l’UFA. Wood fit campagne en faveur de réformes démocratiques, du vote libre au Parlement, de l’élection des sénateurs, des élections à date fixe et du recours aux référendums et à la destitution, des idées qui furent plus tard reprises par le Parti réformiste de Preston Manning et ses successeurs.
Contrairement à l’UFA, la Saskatchewan Grain Growers’ Association collabora avec les Libéraux provinciaux et les maintint au pouvoir jusqu’en 1929, année où une coalition dirigée par les Conservateurs fut élue pour un seul mandat. La fin des années 1920 fut une période faste pour la Saskatchewan. Le gouvernement se vantait en 1927 que sa province était parmi les premières au pays en terme de richesse par habitant, première pour la production de blé, d’avoine, de seigle et de lin, première en élevage de chevaux, et première pour son exploitation commerciale des dépôts d’argile et ses réserves de sulfate de sodium. La Saskatchewan, avec ses 921 785 habitants en 1931, arrivait au troisième rang des provinces en population, derrière l’Ontario et le Québec. L’Alberta tirait de l’arrière, avec 731 605 habitants.
La Dépression de 1930 frappa durement l’Alberta, et la Saskatchewan encore plus. Le revenu par habitant en Alberta en 1933 ne représentait que 37,6 p. cent de ce qu’il avait été en 1928. En Saskatchewan, ce pourcentage était de 25,7. Les dépenses d’assistance en Saskatchewan, en 1937, dépassèrent 40 millions de dollars, une somme bien supérieure au budget provincial de la province en 1939, qui était de 23 millions de dollars. La situation était si difficile que le gouvernement dût imposer une nouvelle taxe de vente de 2 p. cent pour couvrir les billets à ordre remis aux enseignants au lieu de leur salaire.
Il est étonnant de constater qu’à tout problème politique, on peut toujours trouver un fond de théologie. Ce fut également le cas dans les années 1930. En Alberta et en Saskatchewan, les prédicateurs-devenus- politiciens s’employèrent à guider les populations hors du marasme, mais avec des résultats fort différents. William (Bible Bill) Aberhart, un directeur d’école secondaire, fréquenta les églises presbytériennes, méthodistes et baptistes avant de fonder son propre institut biblique prophétique de Calgary (le Calgary Prophetic Bible Institute, dont certains se moquèrent en le renommant le « substitut biblique pathétique de Calgary »). En 1925, il commença à diffuser ses émissions religieuses sur CFCN, une station de radio qui couvrait toute la province de l’Alberta ainsi que les provinces avoisinantes de la Colombie-Britannique et de la Saskatchewan. Les dimanches après-midi, il attirait 300 000 auditeurs, soit davantage que le programme humoristique de Jack Benny. Un garçon de ferme de Rosetown, en Saskatchewan, entendit Aberhart à la radio et décida de s’inscrire à l’institut biblique. Il s’installa chez les Aberharts, qui le traitaient comme un des leurs, le fils qu’ils n’avaient jamais eu. Ce jeune s’appelait Ernest Charles Manning, le successeur d’Aberhart en tant que premier ministre de l’Alberta, et le père de Preston Manning.
Les années 1920 furent une période d’intenses débats théologiques entre les fondamentalistes et les modernistes. La controverse atteint son paroxysme en 1925, lors du procès Scopes, où un enseignant du Tennessee fut accusé d’avoir enseigné la théorie de l’évolution dans une école publique. Aberhart appuya sans retenue les positions des fondamentalistes. Pour lui, tout devait reposer sur la Bible (la Bible, toute la Bible et rien que la Bible). Il jugeait que les interprétations libérales de la doctrine chrétienne ne pouvaient que mener à une « église sans foi », ressemblant davantage à un groupe d’action sociale qu’à une institution sacrée. Il était sceptique à l’égard du mouvement d’évangélisation sociale et de ses tentatives pour bâtir le « Royaume de Dieu sur terre ». Selon lui, les réformes proposées par ce mouvement étaient aussi inutiles « qu’un fermier qui tenterait d’assainir l’eau de son puits en repeinturant la poignée de la pompe. »
La Dépression incite Aberhart à s’intéresser à la politique. Il constate que certains de ses élèves arrivent à l’école le ventre creux car leurs parents n’ont plus les moyens de les nourrir. Un de ses élèves les plus prometteurs se suicidera après avoir fréquenté le monde des itinérants à la recherche de travail. Aberhart se rend à Edmonton à l’été de 1932 pour aider à la correction des examens provinciaux du secondaire. Un enseignant lui remet une copie de Unemployment of War, de Maurice Colborne, une version simplifiée du crédit social, qui était une théorie monétaire inventée par le major Clifford H. Douglas. Aberhart emporte le livre avec lui, dans sa résidence de l’Université de l’Alberta, et le lit d’un couvert à l’autre. Le lendemain, alors que le soleil inonde le campus, il regarde par la fenêtre et a la conviction d’avoir trouvé la solution à la crise économique.
Pendant ce temps, Thomas Clement (Tommy) Douglas, le fils d’un forgeron, s’inscrit en 1924 au Brandon College pour étudier la théologie. Le collège est en plein cœur du débat entre fondamentalistes et modernistes. Harris Lachlan MacNeill, professeur de grec et de latin, est accusé d’hérésie et, même s’il sera plus tard acquitté, l’expérience du procès éprouvera tant le personnel enseignant que les étudiants. MacNeill était l’enseignant préféré de Douglas, qui dira de qu’il « lui a appris à penser ». Après l’obtention de son diplôme, en 1930, le nouveau ministre du culte accepte un poste à la Calvary Baptist Church de Weyburn, en Saskatchewan, une ville de 5 000 âmes au milieu du dust bowl des Prairies. Il s’emploie immédiatement à aider les chômeurs et à améliorer le système d’assistance. Ses sermons portent sur des sujets tels que « Jésus et le capitalisme » et « Jésus et la guerre ». Il rejoint la Cooperative Commonwealth Federation (CCF) dont le manifeste, adopté à Regina en 1933, promet « d’éradiquer le capitalisme et de mettre en place un programme exhaustif de planification sociale qui mènera à l’établissement, au Canada, du Commonwealth coopératif ».
Alors que Douglas s’éloigne de l’évangélisation sociale pour se rapprocher du socialisme, Aberhart amorce une transition du fondamentalisme vers le crédit social. Il intègre des notions d’économie à ses prêches radiodiffusés et expose graduellement ses propositions de réforme monétaire à ses auditeurs. Ces derniers y répondent avec un grand intérêt, et en peu de temps, des clubs d’étude du crédit social verront le jour un peu partout dans la province. Aberhart crée la série Man from Mars, une émission de radio sur un visiteur extraterrestre qui vient sur terre pour trouver des idées en vue d’améliorer la vie sur sa planète. L’homme de Mars en vient rapidement à la conclusion que la Terre est « l’asile psychiatrique des autres planètes ». En effet, comment peut-on expliquer autrement le paradoxe de la pauvreté au sein d’une nation de richesse? Même si l’Alberta possède d’abondantes ressources naturelles, ses citoyens manquent de tout. Les biens s’empilent sur les tablettes des magasins, mais les consommateurs ne peuvent pas les acheter. Aberhart affirme qu’il n’y a pas assez d’argent en circulation car les banques veulent réaliser des profits aux dépens de tous les autres citoyens. Il attaque les grandes fortunes de la province et promet de restaurer le pouvoir d’achat des Albertains en remettant un « dividende de crédit social mensuel de 20 $ » à chaque adulte de la province.
Lors de l’élection de 1935, le parti du Crédit social remporte 56 des 63 sièges. Aberhart devient premier ministre, mais ne prononcera pas un seul discours à l’assemblée législative pendant quatre ans. Il préfère échanger directement avec les gens grâce à ses émissions de radio. En 1937, son gouvernement adopte une série de lois visant à instaurer le crédit social, mais elles sont immédiatement invalidées parce qu’elles contreviennent au pouvoir de réglementer les banques du gouvernement fédéral. Aberhart apprend la nouvelle alors qu’il prononce un discours lors d’un pique-nique près d’Edmonton. Lorsqu’il communique cette information à son public, tous réagissent fortement. Certains crient « Donnez-moi un fusil! ». Le premier ministre tente de calmer la foule : « Non, pas de ça, il ne faut pas que le sang coule! ». Malgré ces belles paroles, Aberhart blâme le gouvernement fédéral pour son incapacité à instaurer le crédit social et rejette l’offre d’aide financière du gouvernement fédéral car elle est subordonnée à la supervision, par les autorités fédérales, des pratiques d’emprunt et de budgétisation de l’Alberta. Aberhart autorisera sa province à faire défaut sur sa dette auprès de ses créanciers obligataires plutôt que de se plier aux diktats d’Ottawa.
De l’autre côté de la frontière, le CCF soutient un gouvernement central fort, jugé essentiel à la mise en place d’un programme socialiste. Seul le gouvernement fédéral a le pouvoir de planifier l’activité économique, de nationaliser les industries et les banques, et de bâtir l’État-providence. Pendant ce temps, les provinces peuvent prendre des mesures graduelles pour aiguiller le pays dans la bonne direction. Le CCF de la Saskatchewan, sous le leadership de Tommy Douglas, prend le pouvoir en 1944 et lance une véritable révolution. Lors de son premier mandat, le gouvernement crée trois nouveaux ministères (bien-être social, travail et coopératives), adopte une loi sur la protection des exploitations agricoles et instaure le premier syndicat de travailleurs en Amérique du Nord. La Saskatchewan est la première province à autoriser les fonctionnaires à se regrouper en syndicats (1944), la première à entériner une charte des droits interdisant la discrimination fondée sur la race, la couleur ou les croyances (1947), la première à mettre en œuvre un régime d’assurance automobile public obligatoire (1946) et à créer un régime d’assurance hospitalisation (1947).
Douglas adopte une approche du développement économique en trois volets, qui repose sur l’entreprise privée, les coopératives et les sociétés d’État. Ces dernières sont responsables des services publics (électricité et téléphone), des compagnies de transport (autobus et lignes aériennes) et des activités entrepreneuriales, comme l’exploitation des mines de sulfate de sodium, une filature de laine et une usine de confection de chaussures. En 1949, onze sociétés d’État garantissaient 3 000 emplois et enregistraient un chiffre d’affaires de 25 millions de dollars par année. La province vit une période de grande prospérité jusqu’aux années 1950; 90 000 habitants s’ajoutent à la population de la province entre 1951 et 1960. Cette croissance survient malgré la diminution des employés agricoles, attribuable à la mécanisation de l’agriculture, qui requiert maintenant d’importants investissements. La production accrue de pétrole, de gaz et d’uranium, et les débuts de l’industrie de la potasse, contribuent à diversifier l’économie et permettent à la province d’échapper à sa dépendance au blé.
La croissance d’après-guerre observée en Saskatchewan, même si elle est impressionnante, n’est pas comparable à celle de l’Alberta. Le puits Leduc, au sud d’Edmonton, donnera ses premières gouttes de pétrole le 13 février 1947, inaugurant ainsi un véritable boom pétrolier : la production passera de 7,7 millions de barils en 1946 à 143,7 millions de barils en 1956. L’Alberta dépasse la Saskatchewan en population, passant de 803 000 habitants en 1946 à 1 332 000 en 1961. Ernest Manning, qui succède à Aberhart en tant que premier ministre en 1943, abandonne en douce les principes du crédit social et s’installe plutôt dans un style d’administration efficace fondé sur une philosophie de l’individualisme, une forte opposition au socialisme, une rhétorique de la guerre froide et de l’antisyndicalisme. Le gouvernement laisse l’exploitation des ressources naturelles au secteur privé et utilise les redevances pour payer la construction des routes, des écoles et des hôpitaux, et pour offrir des services sociaux à ses citoyens.
La fin des années 1940 constitue un tournant. L’Alberta abandonne ses expériences politiques de la Dépression des années 1930 et mise tout sur les puits de pétrole. En 1965, Calgary accueille les sièges sociaux de 965 entreprises de l’industrie pétrolière et Edmonton, qui n’est pas en reste, se distingue comme un grand centre pétrochimique et de raffinage. La présence et les investissements américains dominent l’industrie, ce qui contribue à renforcer l’influence des Américains, présents depuis les débuts de la colonisation. L’attitude de « bravache » de ces derniers, combinée à une exploitation intensive des ressources pétrolières, se répercute sur la scène politique. L’Alberta devient la nouvelle frontière – impétueuse, hardie et indépendante d’esprit.
En Saskatchewan, on observe tout le contraire. Le parti socialiste né durant la Dépression fait maintenant partie des meubles, au sein des institutions et dans l’esprit des habitants de la province. Le gouvernement du CCF (Fédération du Commonwealth coopératif) conserve le pouvoir de 1944 à 1964, pour être alors délogé par les Libéraux de Ross Thatcher. En 1961, Tommy Douglas introduit une loi pour instaurer un régime d’assurance-maladie universel et public. Par cette décision, il transforme les soins de santé en bien public. Les médecins de la province déclenchent la grève le 1er juillet 1962, la journée même où le régime doit entrer en vigueur. Comme Douglas avait démissionné à titre de premier ministre en novembre 1961 afin de prendre la tête du Nouveau parti démocratique fédéral (nouveau nom du CCF), c’est à Woodrow Lloyd que revient la tâche d’instaurer ce nouveau régime, d’ailleurs fort éprouvante pour lui. « Jusqu’où devons-nous punir les gens?, écrit-il, y a-t-il des limites à ce à quoi nous pouvons les exposer? ». Des vandales inscrivent le mot « Commie » (communiste) sur les murs de sa maison et le ministre de la santé, Bill Davies, doit dormir avec une arme à feu à son chevet. La police de Regina poste des agents autour des maisons des ministres du cabinet. Enfin, le 23 juillet 1962, les médecins signent une entente pour mettre fin à leur grève. Le régime d’assurance-maladie se révèle si populaire qu’en 1968, le gouvernement du Canada l’applique à l’échelle du pays.
C’est également en 1968 qu’Ernest Manning quitte son poste de premier ministre de l’Alberta. Trois ans plus tard, le parti du Crédit social tombe dans l’oubli, balayé par les Progressistes-Conservateurs sous la gouverne de Peter Lougheed, âgé de 43 ans, qui admet librement qu’aucune différence idéologique réelle ne sépare son parti du Crédit social. En fait, il affirme vendre la même philosophie de la libre entreprise, mais dans un nouvel emballage. Les Conservateurs font campagne en adoptant le slogan « NOW » (maintenant). Chacun sait ce que cela signifie. Les Albertains souhaitent un gouvernement qui reflète la jeunesse, l’optimisme, l’énergie et le caractère de plus en plus urbain de la province.
En 1973, l’OPEP impose une hausse marquée des prix du pétrole, provoquant du même coup un autre boom économique en Alberta. Le PIB de la province doublera entre 1971 et 1981, et la population passera de 1,6 à 2,2 millions de personnes. Le gouvernement fédéral décide alors de geler le prix du pétrole au Canada en deçà du prix sur les marchés mondiaux, et introduit de nouvelles taxes pour transférer une partie de la richesse de l’Alberta vers Ottawa. La province perd ainsi environ 50 milliards de dollars en revenus dans les années 1970 et 1980. Lorsque le budget fédéral de 1974 établit que les redevances provinciales ne seront plus déductibles de la perception de l’impôt sur le revenu fédéral (ce qui accordait encore plus d’argent à Ottawa), Lougheed qualifie l’exercice comme étant « la plus grande arnaque de l’histoire canadienne ». En 1975, il exhorte les électeurs à soutenir son combat. « Il est temps pour les Albertains de se tenir debout… Je veux savoir si vous êtes derrière moi. » Il fut récompensé un taux d’appui de 63 %, et son parti obtint 69 des 75 sièges à l’assemblée législative.
En Saskatchewan aussi la bataille pour les ressources commence à se corser. Les marchés mondiaux ont soif des ressources de la province : blé, pétrole et potasse. Allan Blakeney, le premier ministre du NPD qui entre en poste la même année que Lougheed, consacre les revenus tirés de ces ressources au renforcement du legs social du CCF. Il introduit un supplément du revenu garanti pour les aînés, un régime de revenu familial pour les pauvres qui travaillent, un service de soins dentaires pour les enfants et un régime d’assurance-médicaments. Blakeney se joint au combat de Lougheed pour le contrôle des ressources naturelles. Les deux hommes mettent de côté leurs différends politiques afin de faire front commun contre Ottawa.
Mais à un égard, la politique de la Saskatchewan est différente de celle de l’Alberta. Lougheed préfère laisser l’exploitation des ressources au secteur privé, assurant les intérêts du public grâce à la réglementation et à la perception de redevances. Blakeney intervient directement par le truchement de sociétés d’État, telles que Saskoil, la Saskatchewan Mining and Development Corporation (essentiellement pour l’uranium) et la Potash Corporation of Saskatchewan. En 1979, la Crown Investments Corporation, la société de portefeuille de l’État, disposait d’actifs de 3,5 milliards de dollars et générait des revenus de 1 milliard de dollars.
La Potash Corporation (PCS) constitue à cette époque un pari risqué. Dans le discours du Trône de novembre 1975, le gouvernement annonce son intention « d’acquérir les actifs d’une partie ou de la totalité des mines productives de la province. » En outre, si la vente ne se matérialise pas de manière volontaire, le gouvernement se réserve le droit d’exproprier les actifs qu’il désire. Lorsque la loi est présentée, les Libéraux, alors dans l’opposition, y font une obstruction systématique. Ils affirment que la propriété des mines de potasse par le gouvernement est inutile et risque d’effaroucher les investisseurs. Finalement, le gouvernement n’aura pas à exercer ses pouvoirs d’expropriation. Il conclut une entente avec les entreprises privées pour acquérir 40 % de l’industrie.
Le vice-premier ministre, Roy Romanow, soutient en 1977 que « la potasse serait aux années 1970 ce que le régime d’assurance maladie a été aux années 1960 ». Mais sa prédiction ne se réalisera pas. Le parti Conservateur, dirigé par Grant Devine, défait le gouvernement Blakeney en 1982 et privatise toutes les sociétés d’État créées par le NPD vouées à l’exploitation des ressources. Après un débat acrimonieux et interminable (la clôture est invoquée pour la première fois dans l’histoire de la province), PCS est vendue. Le gouvernement Blakeney avait acheté les mines à une époque où les prix de la potasse étaient élevés, et le gouvernement Devine les revend alors que les prix sont faibles, le pire scénario possible dans le monde des affaires.
Saskatchewan a toujours eu un système de partis compétitif. À partir des années 1930, le NPD (alors le CCF) affronte les partis anti-NPD du jour, soit successivement les Libéraux, les Conservateurs et le Saskatchewan Party. Ces luttes constantes rendent la joute politique fort intéressante, mais entraînent également leur lot d’incohérences dans les politiques publiques à chaque transfert d’administration. L’Alberta, de son côté, est le royaume des longs règnes tranquilles, premièrement des Libéraux, ensuite des United Farmers of Alberta, du Crédit social et des Conservateurs. Le parti au pouvoir fait généralement face à une opposition faible, mais lorsqu’il est défait, il quitte la scène politique à tout jamais. Les partis au pouvoir en Alberta ont tous partagé la même philosophie antisocialiste, en faveur de la libre entreprise. Le Crédit social a, dans ce groupe, l’apparence d’un intrus, mais seulement en surface. Aberhart en voulait aux grandes richesses, mais pas au système capitaliste. Et de toute façon, lorsque le pétrole commença à couler, le Crédit social s’abandonna, lui aussi, aux joies du néolibéralisme.
L’uniformité politique de l’Alberta repose partiellement sur un sentiment régional d’injustice. Chaque premier ministre de la province, de William Aberhart à Ralph Klein, a rallié les électeurs autour de la défense des droits provinciaux. La Saskatchewan partage ce sentiment pro-Ouest, anti-Ottawa, mais dans une moindre mesure. En effet, la province a eu davantage besoin d’Ottawa que l’Alberta, ne disposant pas du même niveau de richesse. Elle ne peut pas mordre la main qui la nourrit. L’Alberta, de l’autre côté, verse davantage d’impôts à Ottawa qu’elle ne reçoit de la Capitale. L’influence américaine est également plus forte en Alberta, en raison de l’histoire de sa colonisation, mais également de la structure de son industrie pétrolière.
On ne peut non plus ignorer l’influence de leurs leaders respectifs. Si William Aberhart avait résidé à Weyburn et Tommy Douglas à Calgary, les histoires de ces deux provinces auraient sans doute été fort différentes. Même si les candidats du Crédit social ne connurent pas un immense succès en Saskatchewan, ils s’en tiraient mieux dans les régions de la province qui pouvaient syntoniser les émissions de radio de Aberhart. Jusque dans les années 1930, les deux provinces ont suivi des trajectoires historiques assez similaires. Leurs réactions fort divergentes à la Dépression les ont envoyées dans des directions opposées, une impulsion plus tard consolidée par le boom pétrolier de l’Alberta. La Saskatchewan possédait également du pétrole, mais cette industrie n’a jamais été développée au point de devenir le moteur de l’économie, comme c’est le cas en Alberta.
Les deux provinces centenaires ont connu les mêmes débuts, mais ont cheminé dans des directions opposées. À leur naissance, on les a pris pour des jumelles, mais de toute évidence, ce n’était pas le cas. Et pourtant, chacune à sa façon, à connu du succès et à contribué à construire le Canada. Nous admirons l’esprit d’entreprise audacieux et le populisme à l’américaine de l’Alberta, mais le legs de la Saskatchewan, à qui nous devons l’assurance-maladie et une plus grande justice sociale, est tout aussi impressionnant. Aucune de ces deux provinces ne s’est laissée décourager par les défis de la colonisation de l’Ouest, par les cycles en dents de scie d’une économie fondée sur l’exploitation des ressources ou par les difficultés de la Grande Dépression. Elles ont profité du moment et ont tiré le maximum de leurs forces. L’Alberta et la Saskatchewan sont les deux pôles de notre âme nationale, et leur 100e anniversaire mérite d’être célébré par tous les Canadiens.
James M. Pitsula est professeur d’histoire au département d’histoire de l’Université de Regina.
ET CETERA
Cet article est paru pour la première fois dans le numéro d’août/septembre du magazine The Beaver.