Par Robery K. Henderson
En tant qu’auteur spécialisé en histoire naturelle fraîchement arrivé au Québec, ma première idée fut de me procurer un ouvrage sur la botanique locale. « Marie Victorin », m’indique le commis de la librairie. Le nom ne me disait rien, mais la taille et le prix du volume qu’il me mit entre les mains me laissa pantois. Cependant, c’est en ouvrant le livre, bien installé à la table de la cuisine, que vint la vraie surprise. En plus des dessins à la main et des descriptions techniques, cet ouvrage complet sur la botanique proposait également des données sur l’ethnobotanique et les propriétés chimiques des plantes, des anecdotes historiques et des références littéraires. Et pour souligner l’humanisme de l’auteur, ce dernier se permettait quelques touches d’humour, ici et là, une véritable hérésie dans l’univers scientifique.
Je tournais les pages, émerveillé par l’ampleur de la science de cet auteur. « Qui est cet homme? » murmurai-je.
Joseph Louis Conrad Kirouac, le seul fils d’un commerçant prospère, est né dans les Cantons de l’Est du Québec en 1885. Garçon maladif et entouré de soins, élevé au cœur d’une petite bourgeoisie tranquille, Conrad ne laissait rien présager de la marque qu’il allait laisser dans l’histoire intellectuelle de son peuple. Même à l’adolescence, période pourtant tumultueuse, le jeune Conrad suivra sans rechigner les traces de son père en s’inscrivant à l’Académie commerciale de Québec.
Son passage à l’Académie nous donne une idée de l’homme qu’il allait devenir, car c’est là que se dessinent les deux thèmes qui domineront la vie adulte de Conrad. Le premier, une curiosité insatiable, tout de même tempérée par la discipline de l’établissement. L’autre, au grand désespoir de son père, l’appel de la vocation. Il n’y aurait pas d’héritiers pour reprendre l’affaire familiale, pas de petit-fils pour porter le fier nom de Kirouac, légué par un chevalier Breton. Le jeune homme choisit plutôt les ordres et une vie dépourvue de richesses et d’héritiers, une vie qui mettrait fin à la lignée.
Les historiens contemporains donnent une interprétation pratique de cette décision. Le jeune intellectuel voulait enseigner, une profession monopolisée par l’Église du Québec, et c’est donc pour cette raison qu’il entre aux Frères des Écoles chrétiennes, le même ordre qui dirige l’Académie. Mais dans les faits, son appel était sincère et profond. Pour Marie Victorin, le nom qu’il prit lorsqu’il fut ordonné, chercher la vérité, ouvrir les esprits et remettre en question les idées reçues sont les principales responsabilités d’un chrétien. Son « cri de guerre », si souvent repris que ses élèves aiment bien s’en moquer, est tiré de l’Évangile selon Luc : Seigneur, faites que je voie!
Ce jeune homme prometteur de dix huit ans obtient rapidement un poste d’enseignant à Saint-Jérôme, au nord de Montréal, mais subit un dur revers quelques mois plus tard lorsqu’il apprend qu’il est atteint de tuberculose. Les Écoles chrétiennes le confinent immédiatement au bucolique monastère de Saint Jérôme pour prendre du repos. Mais ce qui, au départ, semblait un malheur se révèle un tournant dans la vie de Marie Victorin, car c’est là, au cœur de la forêt, qu’il se tourne vers la science. Armé de la Flore canadienne, qui était l’ouvrage de botanique de référence au Québec à cette époque, il entreprend de passer les heures en identifiant toutes les plantes de la forêt entourant le monastère.
L’énormité de la tâche le renverse. Il y a tant d’espèces, chacune conçue pour prendre sa place dans un environnement spécifique! Marie Victorin combattit rapidement la tuberculose, mais la fièvre de la botanique continua de bouillir dans ses veines jusqu’à la fin de sa vie. Lorsqu’il obtint son congé, on l’envoya enseigner à Longueuil, où il fera équipe avec frère Rolland Germain, un botaniste d’expérience, et passera tous ses temps libres à explorer la vallée du Haut Saint Laurent.
Les ambitions scientifiques de Marie Victorin sont rapidement freinées par ses connaissances insuffisantes, acquises de façon autodidacte. Il entreprend donc, en 1909, des études par correspondance avec le botaniste de Harvard, Merritt Lyndon Fernald. Ses articles commencent à paraître dans des revues professionnelles partout dans le monde et, en 1914, il entame la tâche dantesque de rédiger un ouvrage exhaustif sur la botanique du Québec. Mais son dévouement à l’égard de l’enseignement ne s’effrite pas pour autant, et ses articles qui paraissent régulièrement dans les journaux sur la science, l’éducation et la politique deviennent des lectures fort populaires auprès des travailleurs de la province. En 1920, Marie-Victorin, alors devenu un scientifique de plein droit, fonde l’Institut botanique de l’Université de Montréal, et trois ans plus tard, il contribue à la création de la Société canadienne d'histoire naturelle.
La même année, en 1923, le botaniste de McGill, Francis Lloyd, nomme Marie-Victorin à la section biologie de la Société royale du Canada. Le conseil, formé uniquement d’anglophones, refuse, mais finit par abdiquer l’année suivante, cédant aux nombreuses pétitions, en le confinant cependant à la section histoire et littérature, jugée plus appropriée pour un Québécois. Ce n’est qu’en 1927 que la Société royale finit par accepter l’inévitable et accorde la nomination scientifique que Marie-Victorin mérite pleinement.
Mais les activités de Marie-Victorin ne sont pas toujours vues d’un bon œil par ses employeurs. Les moines doivent faire vœu d’obéissance et d’altruisme, et même si les Écoles chrétiennes jouissent d’une assez bonne réputation à l’échelle mondiale, la direction est de plus en plus mal à l’aise avec la célébrité croissante de Marie-Victorin. Il fait maintenant partie de la culture populaire, son nom est synonyme d’intelligence et d’érudition parmi les Canadiens-Français. Lorsque l’on veut parler d’une personne lente d’esprit, on dit que « ce n’est pas un Marie-Victorin ». En outre, cet homme de foi ambitieux défend publiquement des thèses qui vont à l’encontre de l’establishment, comme l’égalité des sexes, la réforme scolaire et le nationalisme québécois.
La correspondance personnelle de Marie-Victorin laisse peu de doute sur la force de ses convictions : « S’il y avait des femmes cardinaux, écrit-il à sa sœur, religieuse et directrice d’école, nous assisterions à de véritables changements au sein de l’Église catholique ». À une nièce, entreprenant un voyage en Europe, il écrit : « Ne soit pas choquée par la nudité que tu verras partout… notre éducation dans ces affaires est rudimentaire. » Son conseil à un neveu à la veille de son ordination est étonnamment à propos : « L’époque où le prêtre canadien-français était le roi de sa paroisse rurale, ignorant tout du grand monde, est bien révolue. Les prêtres de ta génération vivront de leur savoir. »
Aujourd’hui, ces déclarations résonnent comme des prophéties, et annoncent la Révolution tranquille qui commencera près de trente ans plus tard. Sa vision demeure actuelle même de nos jours. Il dénonce le pillage du Québec par des entreprises américaines, affirmant qu’elles empoisonnent l’environnement et menacent la culture québécoise. Il prédit le déclin de l’Église catholique au Québec, à une époque où elle dictait chaque pensée et chaque action. Il pointe du doigt les écoles, dirigées par des professeurs paresseux et politiquement émasculés, jugeant qu’elles constituent une menace pour les libertés civiles et l’indépendance économique. Et il encourage les femmes à poursuivre une carrière scientifique; Marcelle Gauvreau, une des grandes pionnières de l’éducation scientifique au Québec, est une protégée et une collègue de Marie-Victorin.
Et tout cela se passe au plus profond de la Grande Noirceur, soit la première moitié du vingtième siècle, où l’obéissance aveugle aux autorités, religieuses et laïques, était jugée essentielle à la survie culturelle du Québec. L’autonomie intellectuelle menaçait cette ligne de pensée et était dénoncée avec vigueur. Dans son ouvrage de 1992, French Canadians, Michel Gratton reprend un programme de mathématiques précédant la Révolution tranquille où l’on demande à l’élève de calculer combien de médailles religieuses on peut acheter avec une somme d’argent donnée. Le chapitre sur les écoles de l’époque s’intitule « The Enemy Within » (le péril intérieur). Vers la fin des années 1960, les journaux du Québec s’enflamment pour les critiques acerbes du Frère Untel (on découvrira plus tard qu’il s’agit du pseudonyme de l’auteur et journaliste Jean-Paul Desbiens), qui dénonce le système scolaire bancal du Québec, la répression de toute forme d’intellectualisme et le gaspillage de talents.
C’est dans ce monde que vivait Marie-Victorin, et son attitude de défiance n’amusait pas ses supérieurs. Le scientifique de renom était souvent soumis à des périodes de réflexion forcées, où il lui était interdit de publier des textes ou de communiquer avec les médias. Il fait également de longues retraites qui, apparemment, ne lui sont pas imposées. Le paradoxe illustre bien les contradictions de ce Québec catholique : ses pairs religieux, comme sa sœur et ses collègues enseignants, louangent son travail, mais ceux qui occupent les rangs supérieurs le jugent menaçant. Et il ne fait pas bon pour un pauvre moine, aussi célèbre soit-il, de remettre cette autorité en question.
Les autorités laïques n’étaient pas beaucoup mieux disposées à son égard. Par exemple, la campagne de Marie-Victorin en vue de créer un jardin botanique de réputation mondiale à Montréal fut étouffée par des luttes intestines et autres combines politiques. Cependant, fort de sa réputation, Marie-Victorin réussit après une bataille de dix ans à imposer son Jardin botanique aux bureaucrates sans vision et aux comptables trop économes. Malgré le sentiment antiallemand qui sévissait vers la fin des années 1930, Marie-Victorin défendit avec ardeur l’architecte d’origine allemande du Jardin, Henry Teuscher, contre de fausses accusations d’espionnage. Même après l’ouverture officielle du Jardin en 1938, son existence demeurait incertaine. Avec la guerre à l’horizon, le nouveau premier ministre provincial ouvertement contre Marie-Victorin loua l’ensemble de la propriété aux forces aériennes pour la somme d’un dollar. L’affront était typique, mais la réponse de Marie-Victorin et de ses partisans fut à la hauteur, puisqu’ils réussirent à faire annuler la transaction. Enfin, ils firent transférer la propriété du Jardin à la ville, sauvant cet attrait montréalais des démolisseurs qui voulaient en faire un terrain de parade.
Les apparitions publiques de Marie-Victorin sont si colorées qu’il serait tentant de reléguer au second plan ses triomphes professionnels. Et pourtant, même s’il était resté inconnu du public, ses réalisations lui auraient mérité, à elles seules, une place au panthéon du Canada. Parmi ses réalisations, notons la Flore laurentienne, son ouvrage de botanique complet sur les plantes du Québec subarctique, sans doute le plus célèbre. Le laboratoire de Marie-Victorin travailla à ce chef-d’œuvre, un des plus remarquables exemples du genre au monde, pendant vingt ans. Le résultat final, publié pour la première fois en 1935, est stupéfiant tant sur le plan des détails que de la portée.
[TRADUCTION] « Dans la campagne canadienne, peut-on lire sous la description de l’arisaema atrorubens (arisème petit-prêcheur), les [rhizomes] sont employés contre certains troubles de l’estomac et un sang appauvri. Les Iroquois lui donnent le nom de Kah-a-hoo-sa, qui signifie « berceau indien »; on observe en effet une ressemblance entre la spathe qui enveloppe les spadices et le nâgane que les femmes indiennes emploient pour transporter les bébés.
L’acorus calamus (acore odorant) a été introduit en Europe occidentale et centrale vers 1574, lorsqu’il fut envoyé à Matthiole de Prague en provenance de Constantinople. ... Au Moyen-Âge, on parsemait les planchers des cathédrales avec les rhizomes odorants de cette plante. On s’en sert encore aujourd’hui pour parfumer la bière, le vin et le tabac… En Inde, le sucre d’acore odorant est un remède universel contre les coliques des nouveau-nés… les Chinois placent l’acorus (Pai-chang) à la tête du lit pour éloigner les poux. »
Plus qu’un guide de terrain, la Flore laurentienne est un monument, tant pour l’homme que pour cette science qu’il a tant aimée. Même le lecteur distrait ne peut que constater à quel point l’auteur se passionne pour son sujet, qu’il maîtrise à la perfection.
Le Jardin botanique et la Flore laurentienne auraient été à eux seuls un rappel impressionnant de la vie et de l’œuvre de Marie-Victorin, mais il ne s’agit que de ses réalisations les plus connues. Malgré une santé vacillante, il continua à enseigner, à participer à des conférences internationales, à diriger la faculté des sciences de l’université de Montréal et le Jardin botanique et à faire campagne pour une réforme de l’éducation. Ses articles continuèrent à paraître sans interruption et il devint plus tard modérateur dans le cadre d’une émission scientifique populaire de la CBC. Malgré cet horaire chargé, il participa également à plusieurs expéditions épiques en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient et dans les Antilles. Cuba, dont la douceur du climat était bénéfique à sa condition d’ancien tuberculeux, devint sa seconde demeure. Faisant fi des ordres de ses supérieurs, qui lui conseillaient le repos, le chercheur partit à la découverte botanique de l’île. Peu avant sa mort, il reçut l’Ordre du mérite national de Cuba pour son travail sur la botanique cubaine. Pour illustrer le respect qu’on lui vouait, mentionnons que le moine canadien partagea cet honneur avec l’archevêque de la Havane.
La fin de Marie-Victorin n’est malheureusement pas à la hauteur de l’homme. Le 15 juillet 1944, il partit avec quelques amis pour le lac Noir, à environ soixante kilomètres au sud de Québec, à la recherche de fougères rares. Sur le chemin du retour, leur voiture fut frappée de plein fouet par un autre véhicule. Les ceintures de sécurité n’existaient pas encore et Marie-Victorin, assis à côté du conducteur, fut éjecté contre le pare-brise avec suffisamment de force pour briser la vitre. Les blessures à la tête et le pied cassé étaient douloureux, mais ne menaçaient pas sa vie. Cependant, étendu sur le bord de la route, le moine demande un prêtre. « Je ne crois que pas que mon cœur va survivre à cet accident », dit-il du bout de ses lèvres enflées.
La prédiction du grand scientifique s’avéra. À cinquante-neuf ans, après avoir reçu les derniers sacrements d’un prêtre local, Marie-Victorin s’éteignit à l’arrière d’un taxi, en route vers l’hôpital.
Aujourd’hui, le souvenir de ce grand chercheur s’est quelque peu effacé de la mémoire populaire au Québec, où la plupart de ses habitants trouveraient difficile d’expliquer l’origine des rues, parcs et écoles Marie-Victorin qui parsèment la province. Les Canadiens de l’extérieur du Québec n’ont pas eu la chance de le connaître. Cependant, pour les scientifiques et les historiens, il reste un des grands Canadiens, savant modeste, qui a contribué au prestige international de cette jeune nation et a profondément changé le paysage intellectuel de sa société. Les facultés de science de renommée mondiale du Québec valent leur existence à Marie-Victorin, tout comme les nombreux scientifiques vulgarisateurs du Canada. Produit d’une époque révolue et d’une société bien différente, sa carrière remarquable a néanmoins établi les fondements des valeurs qui nous tiennent tant à cœur aujourd’hui.
Robert K. Henderson est un auteur et photographe pigiste qui habite à Chatham, au Québec. Il a écrit The Neighborhood Forager: A Guide for the Wild Food Gourmet, publié en 2000 par Chelsea Green, et travaille actuellement à un ouvrage sur l’agriculture des Premières Nations.