L’espoir en enfer

L’équilibre mental des soldats des tranchées ne tenait parfois qu’à peu de choses. Par Tim Cook


Ils n’étaient soldats que depuis peu. Ils ne pensaient pas avoir à s’enterrer et à rester tapis dans leur trou, comme des troglodytes, où la pelle était plus utile que le fusil. Ils ne s’attendaient pas à devoir se terrer comme des animaux effrayés pour échapper à la puissance meurtrière des armes modernes. Ils étaient agriculteurs, banquiers, commis et mineurs, des hommes de tous horizons et de toutes professions, provenant de toutes les régions du Canada, et très peu d’entre eux étaient des soldats de métier.

Comment auraient-ils pu imager l’horreur des tranchées, où les rats et les poux les harcelaient à longueur d’année? En été, ils étaient écrasés par la chaleur et l’odeur pestilentielle des corps en décomposition et parfois encore vivants. En hiver, ils vivaient comme des sans-abri, dans des vêtements perpétuellement mouillés, les bottes souvent aspirées par la boue envahissante.

Pendant le jour, le champ de bataille était déserté, mais la nuit, des guerriers nocturnes tentaient une incursion dans le no man’s land, entre les deux lignes ennemies. Comment ces jeunes soldats du Dominion du Canada feront-ils pour survivre à des conditions aussi épouvantables?

La Grande Guerre durera plus de quatre ans, tuera dix millions de soldats et en blessera deux fois plus, et changera à tout jamais le cours de l’histoire. Ce cataclysme continue de nous hanter, 90 ans plus tard. Le Canada a payé un lourd tribut : plus de 60 000 morts et 172 000 blessés, dans un pays qui ne comptait pas encore huit millions d’habitants.

Dans les champs de bataille étranges et souvent statiques de cette guerre, où les premières lignes paraissaient immuables, les grandes batailles marquantes, comme la seconde bataille d’Ypres (1915), la Somme (1916), Vimy (1917) et Amiens (1918), étaient assez rares, mais toujours meurtrières. C’était une mort aléatoire qui attendait les soldats : obus ou éclats d’obus, tireurs embusqués et armes de toutes sortes tuaient sans distinction. Le sergent suppléant William Curtis décrit la vie dans les tranchées dans une lettre à sa mère. « Dix jours à subir des bombardements, jour et nuit. Nos pertes sont lourdes, les blessés nombreux. Ces tirs incessants me rendent fou. » Cette lettre candide de Curtis saisit la difficulté du front, où les hommes sombraient peu à peu dans la folie. Le jeune Curtis, qui a grandi à Peterborough, en Ontario, ne survivra pas à la guerre.

Nul moyen d’échapper à cette violence, tant physique que mentale. Le contact humain était sans aucun doute rassurant, mais chacun avait sa propre façon de survivre à la mort et à la destruction. De nombreux soldats étaient très pieux, et leur foi ne fut que renforcée par cette épreuve. « Je crois que Dieu me protégera lorsque je retournerai dans les tranchées, écrit Frank Maheux à sa femme inquiète. Même blessé, Maheux survivra. D’autres soldats trouvèrent les combats si brutaux que leur foi en fut ébranlée. Ce désenchantement menait au fatalisme, qui était pour les soldats une réaction psychologique à leur environnement : ils continuaient de se battre jusqu’à l’issue inévitable, ou jusqu’à ce que l’on « tire leur numéro » comme disaient certains.

Malgré ce fatalisme, la plupart des soldats s’efforçaient de faire pencher la balance du sort en leur faveur. Ils se dotaient de porte-bonheur, adoptaient d’étranges superstitions et suivaient des rituels précis. Dans un univers marqué par le chaos, il était important de prendre appui sur quelque chose de solide, même si cette impression de solidité était une pure construction de l’esprit.

Les petites récompenses leur redonnaient espoir, car elles rétablissaient une impression de normalité. La ration quotidienne de rhum et les cigarettes en quantité font oublier pour quelques instants la nourriture fade et l’eau croupie. Sans oublier les pauses dans des logements plus salubres (comme dans une étable, bien au sec), les attentions des officiers pour leurs hommes et même les médailles.

Même si les soldats s’endurcissaient face à la mort et à la destruction, bon nombre d’entre eux étaient convaincus de la justesse de leur cause. George Ormsby, qui à l’âge de 32 ans quitta femme et enfants, écrit : « Si je dois mourir, j’espère que tu seras fière de mon courage et de ma volonté de combattre une race aussi dominatrice. Je n’ose penser à ce qui surviendrait si l’Allemagne devait remporter cette guerre… Que Dieu protège le Canada, et le reste du monde. »

Tous les hommes n’ont pas cette endurance. Certains s’effondrent sous la pression, vont au-devant des blessures pour quitter honorablement le champ de bataille ou s’infligent eux-mêmes des blessures. Près de 10 000 soldats reçoivent un diagnostic de traumatisme causé par les bombardements et 700 autres sont pris en flagrant délit de s’infliger des blessures pour échapper aux combats. Des soldats désespérés fuient leur unité. Ils sont presque toujours repris dans les zones arrières et bon nombre d’entre eux sont condamnés à mort. Ils sont accusés de désertion, de couardise ou dans certains cas de meurtre. Mais la menace du peloton d’exécution était certainement une menace convaincante pour garder les soldats dans le rang.

Malgré les difficultés, les forces britanniques et du Dominion furent parmi les seules à traverser l’enfer du front de l’ouest sans subir de mutineries de masse. Les forces russes se désagrègent en 1917; les Français et les Italiens se mutinent la même année, effet d’un piètre leadership et de l’accumulation des pertes humaines. Même la grande armée allemande était en ruines vers la fin de la guerre, mais pas les forces de l’Empire. Les Canadiens, les Australiens, les Néo-Zélandais, les Terre-Neuviens et les Britanniques paient un lourd tribut, surtout vers la fin du conflit, mais ils demeurent résolus. Ils se battent parce qu’ils refusent de se rendre. Ils n’étaient pas que des victimes de cet immense conflit industrialisé : ils cherchaient des façons de s’en sortir et créèrent de nouveaux outils de survie.

L’endurance du combattant ordinaire est certainement la clé de la victoire. Quatre-vingt-dix ans plus tard, il ne faut pas oublier ces soldats, alors que l’on constate les effets dévastateurs de ce conflit qui a déchiré le 20e siècle et que l’on traverse les cimetières de croix blanches et les sites commémoratifs qui parsèment l’Europe, témoins silencieux d’une génération perdue.

Cet article est paru dans le numéro octobre / novembre 2008 du magazine The Beaver.